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Dix écrits de Richard Wagner - Une soirée heureuse (1/4) > Une soirée heureuse (1/4) UNE SOIRÉE HEUREUSE
Fantaisie sur la musique pittoresque.
C'était par une belle soirée de printemps ; de chaudes ondulations glissaient
par intervalles dans les airs, et nous annonçaient l'été, comme de brûlants
soupirs d'amour. Nous suivions la foule qui se dirigeait vers un jardin public
hors barrière : un corps de musiciens ouvrait ce soir-là une série de concerts
qu'ils donnent annuellement dans cette localité. C'était une véritable fête: mon ami R... semblait dans l'extase. Avant que le concert ne commençât, il était déjà
tout enivré d'harmonie; il prétendait que c'était la musique intérieure qui
d'avance vibrait et retentissait en lui. Nous nous établîmes sous un grand chêne
: c'était notre place ordinaire ; on y était isolé de la foule, et l'on y
entendait très distinctement la musique. De tout temps nous avons pris en pitié
les malheureux auditeurs qui s'obstinent à se placer le plus près possible de
l'orchestre; nous ne pouvons nous expliquer le plaisir qu'ils semblent trouver à
voir en quelque sorte la musique au lieu de l'entendre ; à suivre avec une
anxiété curieuse les moindres mouvements des exécutants ; à guetter le moment où le timbalier, après avoir
scrupuleusement compté les pauses, se dispose enfin à prendre sa part de la
fête, et à faire gronder son instrument sous quelques coups vigoureux. Rien de
plus prosaïque, rien qui désillusionne plus que les joues bouffies, les traits
grotesquement contractés du trombone ou du cor, les mouvements saccadés des
mains qui grimpent le long des chanterelles, des basses et des violoncelles, ou
même l'éternel va et vient de l'archet des violons. Voilà pourquoi nous avions
choisi une place, où sans rien perdre des nuances les plus délicates du jeu des
instruments, nous nous épargnions l'aspect de l'orchestre.
On nous donna de fort belles choses, entre autres la symphonie de Mozart en
mi
bémol et celle de Beethoven en la. Quant le concert fut fini, mon ami resta en
face de moi, les bras croisés sur la poitrine, muet, la figure souriante. La
foule s'écoulait à petit bruit ; quelques personnes demeurèrent attablées çà et
là dans les bosquets; l'air du soir se refroidissait aux premières bouffées du
vent de la nuit.
— Si nous prenions un verre de punch?dit R... en se levant pour appeler le
garçon.
Nous nous trouvions dans une de ces dispositions d'esprit qui sont trop
précieuses pour ne pas chercher à les prolonger. Le punch ne pouvait que bien
faire, et nous maintenir dans notre
exaltation artistique. J'acceptai avec joie l'offre de R..., et bientôt après un
bol assez volumineux faisait jouer devant nous ses flammes bleuâtres.
— Que dis-tu de l'orchestre, demandai-je à R... après les premières rasades?
Es-tu satisfait de la manière dont il a exécuté la symphonie ?
— Eh! que parles-tu d'exécution, répondit-il! Il y a des moments où les ouvrages
que j'affectionne, si mal qu'ils soient joués, ne m'en plongent pas moins dans
le ravissement ; et tu sais que j'ai l'ouïe très susceptible. Ces moments sont
rares, à la vérité, et ils n'exercent leur doux empire sur moi, que quand mon
âme est en parfaite harmonie avec ses organes matériels. Il suffit alors de la
plus légère impulsion extérieure, pour que le morceau qui répond complètement à
ce que j'éprouve en moi-même retentisse aussitôt dans mon cœur avec une
perfection idéale, et telle que le meilleur orchestre du monde ne saurait y
atteindre. Dans ces moments-là, mon ouïe, si difficile d'ailleurs, est assez
souple pour que le couac d'un hautbois ne provoque tout au plus chez moi qu'un
léger mouvement d'impatience; avec un indulgent sourire je laisse glisser sur
mon oreille le son faux d'une trompette, sans que le sentiment de béatitude où
je me trouve en souffre, et sans que je cesse pour cela de me faire accroire que
j'assiste à une exécution irréprochable. Or, dans une telle disposition
d'esprit, rien ne me révolte plus que de voir un fat à l'oreille dédaigneuse qui s'indigne contre ces petits accidents, et qui s'en ira
demain admirer au théâtre les roulades discordantes de quelque cantatrice en
renom, qui blessent tout à la fois les nerfs et l'âme. C'est que chez les
connaisseurs au goût si subtil et si superbe, la musique n'est qu'une affaire
d'oreilles, souvent même ils n'en jugent que par les yeux. Je me rappelle avoir
vu de ces messieurs qui, après avoir laissé passer une note fausse sans froncer
le sourcil, l'instant d'après se bouchaient les oreilles, quand ils voyaient
l'artiste, troublé et confus, hocher la tête en signe de dépit.
— Eh quoi ! objectai-je, tu t'emportes contre les gens à l'ouïe délicate ; et
tant de fois je t'ai vu irrité jusqu'à la fureur par l'intonation quelque peu
douteuse d'une virtuose de théâtre ?
— Aussi, s'écria R..., c'est d'aujourd'hui, du moment actuel que je parle. Dieu
sait que la plus légère tache dans le jeu des plus célèbres violonistes est
capable de me faire sortir des gonds ; que je maudis parfois les meilleures
cantatrices, si satisfaites qu'elles puissent être de leurs vocalises ; qu'il
m'arrive même de ne pas trouver le moindre accord entre les divers instruments
de l'orchestre le mieux conduit. Je tombe dans ce rigorisme excessif les jours
où mon bon génie me quitte, où je mets mon bel habit pour me mêler parmi les
dames élégamment parées, et parmi les messieurs frisés et parfumés, dans l'espoir que le bonheur que j'ai perdu rentrera dans mon cœur par les oreilles. Il
faut voir avec quelle anxiété scrupuleuse je pèse alors les jeux, et mesure les
vibrations les plus fugitives. Quand la voix de mon cœur se tait, oh, alors ! je
suis tout aussi pointilleux que tous ces fats qui m'ont remué la bile
aujourd'hui; et il y a des heures où une sonate de Beethoven pour violon ou
violoncelle pourrait me mettre en fuite. Que béni soit le Dieu qui créa le
printemps et la musique ! Aujourd'hui je suis heureux, et je puis te dire que je
le suis ! ***
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