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Dix écrits de Richard Wagner - Du métier de virtuose (1/4) > Du métier de virtuose (1/4) DU MÉTIER DE VIRTUOSE
ET DE L'INDÉPENDANCE DES COMPOSITEURS
Fantaisie esthétique d'un musicien.
D'après une vieille légende, il existe quelque part un joyau inestimable dont
l'éclat rayonnant procure soudain à l'heureux mortel qui peut fixer son regard
sur lui, toutes les lumières de l'intelligence et les joies intimes d'une
conscience satisfaite ; mais ce miraculeux trésor est depuis bien des siècles
enfoui dans un abîme profond. Au dire de la chronique, il y eut jadis des hommes
favorisés par le destin, et dont l'œil, doué d'un pouvoir surnaturel, pénétrait
la masse de ruines et de décombres où gisaient l'un sur l'autre entassés des
portiques, des colonnades, et mille autres débris informes de gigantesques
palais. C'est du sein de ce chaos que le bijou fantastique les éblouit de sa
prodigieuse clarté et remplit leurs cœurs d'une extase céleste. Ils furent
saisis alors d'un grand désir de soulever cet immense amas de ruines pour rendre
manifeste à tous les yeux la splendeur du joyau magique qui devait faire
pâlir jusqu'aux rayons du soleil, et qui servirait non seulement à réchauffer
nos organes corporels, mais encore à vivifier les fibres les plus délicates de
l'âme. Mais tous leurs efforts furent vains; ils ne purent ébranler la masse
inerte sous laquelle était enseveli le précieux talisman.
Les siècles
s'accumulèrent; quelques esprits sublimes reflétèrent, depuis, sur le monde, les
rayons lumineux que la vue du trésor lointain leur avait communiqués, mais
jamais personne n'approcha du profond sanctuaire qui recelait la pierre
miraculeuse. On eut l'idée d'ouvrir des mines et des conduits souterrains qui
pussent, avec les procédés de l'art, faciliter la recherche du bijou
mystérieux. On exécuta des travaux et des excavations admirables ; mais on
poussa si loin les précautions et l'artifice, on creusa tant de galeries
transversales, on ouvrit tant de mines accessoires, que, par la suite des temps,
la confusion s'établit entre toutes ces voies divergentes, et l'on perdit
définitivement, dans ce labyrinthe, le secret de la direction propice.
Tout cet immense travail était donc devenu inutile ; on y renonça. Les mines
furent abandonnées, et déjà leurs voûtes menaçaient de s'écrouler de toutes
parts, quand survint un pauvre mineur qui, selon la chronique, était né à
Salzbourg. Celui-ci examina attentivement l'œuvre grandiose de ses devanciers,
et suivit avec une curiosité mêlée d'admiration les détours compliqués de ces
tranchées innombrables. Tout à coup il sentit son cœur ému d'une sensation pleine de
volupté, et il aperçut à une faible distance le joyau magique qui l'inondait de
sa radieuse clarté. Il embrassa alors d'un coup d'oeil rapide et simultanément
l'ensemble du labyrinthe. Le talisman lumineux traçait devant lui la route tant
désirée, et comme entraîné sur un rayon de flamme, le pauvre mineur parvint au
fond de l'abîme jusqu'auprès de l'éblouissant trésor. En même temps, une
émanation miraculeuse inonda la terre d'une splendeur fugitive, et fit
tressaillir tous les cœurs d'une joie ineffable ; mais personne ne revit plus
jamais le mineur de Salzbourg.
Ce fut un autre mineur de Bonn qui conçut le premier pressentiment de cette
précieuse découverte; il se tenait à l'entrée de la mine, et il ne tarda pas à
distinguer à son tour le chemin privilégié du trésor; mais les ardents rayons
projetés par celui-ci vinrent frapper sa vue si subitement qu'il en devint
aveugle. Tous ses sens furent paralysés à l'aspect d'un océan de flammes
crépitantes, et, saisi de vertige, il se précipita dans l'abîme où sa chute
provoqua une ruine générale; et où retentit l'épouvantable fracas des voûtes
écroulées et des piliers démolis.
Et l'on n'entendit plus jamais parler du mineur de Bonn.
Ici se termine la légende, comme toutes les légendes de mineurs, par une
catastrophe irréparable. On montre encore la place des anciennes excavations, et, dans ces
derniers temps, on s'est occupé de déblayer plusieurs puits dans le but de
retrouver et de recueillir les cadavres des deux pauvres mineurs. Les travaux
sont poussés avec activité, et chaque passant emporte un fragment de ce déblai
en échange d'une menue monnaie, parce que c'est une affaire d'amour-propre que
de paraître avoir participé à cette pieuse réparation. Parfois, dit-on, l'on
rencontre encore des filons étincelants que l'on transforme par la fusion en
beaux ducats d'or ; mais quant aux deux mineurs et au joyau magique, il y a
longtemps que personne n'y pense plus. ***
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