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Dix écrits de Richard Wagner - Une soirée heureuse (2/4) > Une soirée heureuse (2/4) En parlant ainsi, il remplit de nouveau les verres, et nous les vidâmes jusqu'à
la dernière goutte.
— Et moi aussi, lui dis-je, moi aussi je me sens heureux! Et comment ne le
serait-on pas, lorsque, dans une parfaite tranquillité d'esprit, et avec un doux
sentiment de bien-être, on vient d'entendre deux compositions qui paraissent
avoir été Inspirées par le Dieu de la joie noble et pure ? Il me semble que ce
fut une idée heureuse de rapprocher ainsi la symphonie de Mozart de celle de
Beethoven; j'ai cru découvrir une merveilleuse parenté entre ces deux ouvrages ;
tous les deux peignent les transports qu'inspire à l'âme humaine la certitude
d'avoir été créée pour le bonheur, transports que relève et sanctifie le
pressentiment du monde immatériel. Toutefois, entre ces deux symphonies, il y a
cette différence,
à mon avis, que chez Mozart le langage du cœur s'exhale en doux et tendres
désirs, tandis que dans l'œuvre de son rival le désir s'élance audacieusement
vers l'infini. Dans la symphonie de Mozart, c'est la plénitude du sentiment qui
prédomine ; dans celle de Beethoven, c'est la conscience courageuse de la force.
— Que j'aime, reprit mon ami, que j'aime à t'entendre caractériser ainsi ces
sublimes compositions instrumentales! Ce n'est pas que je croie que, dans ces
aperçus rapides, tu en aies révélé le sens complet dans toute sa profondeur. On
ne saurait le sonder, on saurait encore moins l'exprimer dans aucune langue
humaine ; tout comme la musique est impuissante à rendre d'une façon claire et
précise ce qui est du ressort exclusif de la poésie. Il est vraiment malheureux
que tant de gens veuillent à toute force se donner la peine inutile de confondre
le langage musical avec celui de la poésie, et de vouloir compléter par l'un ce
qui, d'après leurs vues étroites et bornées, resterait incomplet dans l'autre.
C'est une vérité établie à tout jamais : là où le domaine du langage poétique
cesse, commence celui de la musique. Rien ne me paraît plus insupportable que
tous ces contes niais sur lesquels on prétend que ces compositions se fondent.
Il faut qu'ils soient complètement dépourvus de sensibilité et d'intelligence
artistique, ceux qui, pour suivre avec un intérêt soutenu l'exécution d'une
symphonie de
Beethoven, sont obligés de supposer que, dans les épanchements de son divin
génie, l'auteur ait voulu développer quelque roman vulgaire, ce qui fait qu'ils
sont tentés de lui chercher noise quand quelque coup imprévu vient déranger
l'économie de leur historiette. Ils s'écrient alors avec dépit que le
compositeur manque d'unité et de clarté, et qu'il n'y a pas d'harmonie dans les
diverses parties de son œuvre !
— Il ne faut pas leur en vouloir, répliquai-je ; laisse chacun, selon la portée
de ses facultés imaginatives, combiner des contes plus ou moins insipides qui
seuls les mettent à même de prendre goût à ces grandes révélations musicales.
Combien n'y a-t-il pas de prétendus connaisseurs qui ne sauraient en jouir qu'à
l'aide de ces suppositions? Après tout, tu conviendras que, de cette façon, le
nombre des admirateurs de notre Beethoven a reçu un accroissement considérable.
Il faut même espérer que, par ce moyen, les œuvres du grand compositeur finiront
par arriver à une popularité que, certes, elles n'obtiendraient jamais, si tout
le monde leur prêtait un sens purement idéal.
— Au nom du ciel, dit R... vivement, voudrais-tu revendiquer pour ces saintes
productions de l'art cette popularité banale, fléau de tout ce qu'il y a de
noble et de grand ? Il ne manquerait plus que de réclamer pour elles l'honneur
de faire danser les paysans au son des rythmes inspirateurs par lesquels elles se sont manifestées ici-bas !
— Tu vas trop loin, répondis-je avec calme ; je ne demande pas pour les
symphonies de Beethoven la gloire de la rue ni du cabaret de village ; mais ne
serait-ce pas pour ces œuvres un mérite de plus, si elles pouvaient parfois
dilater le cœur étroit de l'homme du monde ordinaire ?
— Je ne veux pas qu'elles aient un mérite quelconque, ces symphonies, répliqua
R... avec un mouvement d'impatience; elles existent par elles-mêmes, pour
elles-mêmes, et non pas pour mettre en joie les épiciers. Que celui qui en a la
volonté et la force cherche à comprendre ces révélations, il aura bien mérité de
lui-même et de son bonheur ; mais elles ne sont nullement tenues de s'imposer
aux intelligences bornées.
Je remplis les verres en riant.
— Toujours le même ! toujours fantasque ! Tu sais qu'au fond nous sommes
d'accord, mais tu t'obstines à ne vouloir pas me comprendre. Laissons tout
bonnement de côté la popularité des symphonies de Beethoven, et fais-moi le
plaisir de me mettre dans la confidence des sensations que les deux symphonies
t'ont fait éprouver tantôt.
Le léger nuage qui avait voilé le front de mon ami se dissipa bientôt. Les yeux
fixés sur les vapeurs qui s'élevaient du bol placé entre nous deux, il se prit
à sourire :
— Mes sensations ? Que veux-tu que je t'en dise? Je respirais avec bonheur l'air
tiède d'une soirée de printemps ; il me semblait que j'étais assis sous un grand
chêne, et qu'à travers les voûtes de verdure je voyais briller le ciel étoilé ;
et puis j'éprouvais encore mille autres choses que je ne saurais exprimer ; et
voilà tout.
— Pas mal ; sans doute pendant ce temps-là il semblait à tel de nos voisins
qu'il fumait un cigare en prenant sa demi-tasse, et qu'il échangeait des
œillades avec une jeune dame en robe bleue.
— Assurément, reprit R... d'un air sarcastique. Et le timbalier donc!
celui-là, j'en suis sûr, se figurait qu'il battait ses enfants mal appris qui
tardaient à lui apporter son souper. C'est parfait! A l'entrée du jardin, j'ai
entrevu un paysan qui écoutait avec admiration et bonheur la symphonie en la. Je
gage ma tête que c'est lui qui en aura eu l'intelligence la plus complète. Tu
sais, sans doute, que naguère une de nos gazettes musicales disait que
Beethoven, en écrivant cette symphonie, ne se proposait autre chose que de
peindre une noce de village ; et le brave campagnard se sera de suite rappelé le
jour de ses noces et les divers actes de cette grande journée, tels que : l'arrivée des invités, le repas, la bénédiction à l'église, les
danses, et enfin les mystères de la chambre nuptiale. ***
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