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Dix écrits de Richard Wagner - De la musique allemande (1/7) > De la musique allemande (1/7) DE LA MUSIQUE ALLEMANDE
Grâce soit rendue au zèle et au talent des artistes distingués qui se sont
chargés de la noble tâche de familiariser le public parisien avec les
chefs-d'œuvre de nos compositeurs ; chefs-d'œuvre dont, comme il fallait s'y
attendre, l'exécution irréprochable a provoqué l'enthousiasme des auditeurs.
Félicitons-nous donc de voir s'abaisser des barrières que l'essentielle
diversité des nations maintiendra peut-être à tout jamais, mais devant
lesquelles du moins l'art devrait toujours passer en franchise. Il faut pourtant
convenir qu'en France les productions étrangères trouvent des juges moins
indulgents et des préventions plus défavorables qu'en Allemagne, où l'on
s'éprend d'une réputation ou d'un ouvrage exotique avec plus d'ardeur que n'en
comporte une véritable indépendance d'esprit. La différence consiste en ce que
l'Allemand, dénué de l'ingéniosité qui crée ou modifie la mode, accueille
toutefois spontanément et sans réserve celles qu'on importe dans sa patrie, et,
dans cette occurrence, il sacrifie aveuglément à l'influence étrangère son instinct et son discernement personnel. Mais c'est un reproche qui ne
s'adresse qu'à la masse de nos compatriotes ; car il arrive au contraire que,
révoltés de cette condescendance générale, nos artistes de profession prennent
le contre-pied trop direct de l'opinion vulgaire, et, par un excès de
patriotisme condamnable, méritent d'être taxés par les étrangers de partialité
et d'injustice. C'est tout le contraire en France. La masse du public y est
parfaitement contente des productions nationales, et n'a pas la moindre velléité
de perfectionner son goût en s'initiant à un autre style ; mais la classe
distinguée est d'autant plus portée à faire un accueil bénévole aux musiciens
étrangers, et à payer à toute production remarquable un juste tribut
d'admiration.
Une preuve incontestable de notre assertion dans le succès brillant obtenu
par les exécutions de nos œuvres instrumentales ; mais il n'en faut pourtant pas
conclure que les Français aient une intelligence parfaite de la musique
allemande. Rien n'est moins avéré encore. Certes il serait déraisonnable de
prétendre que l'enthousiasme excité par les symphonies de Beethoven, exécutées
au Conservatoire de Paris, n'est qu'un enthousiasme affecté ; mais il suffit
néanmoins d'écouter les réflexions, les observations suggérées à la plupart des
nouveaux auditeurs de ces chefs-d'œuvre pour se convaincre que le génie de la
musique allemande est bien loin d'être apprécié par eux
convenablement. Il n'est donc pas hors de propos d'entrer dans quelques
développements à ce sujet afin d'éclairer la matière et les jugements qu'on en
porte en sens divers.
On a répété souvent, et pour ainsi dire accepté comme un principe ce dicton
comparatif : en Italie la musique est l'interprète de l'amour, en France
c'est un délassement de société, en Allemagne c'est une science abstraite et
sérieuse. Il serait peut-être plus rationnel d'exprimer la même pensée en ces
termes : l'Italien a l'instinct du chant, le Français l'amour-propre du
virtuose, mais à l'Allemand appartient le vrai sentiment de la musique. L'Allemand,
en effet, a seul le droit peut-être de revendiquer le titre de musicien, car il
est incontestable qu'il aime l'art musical pour l'art lui-même, à. cause de sa
divine essence, et non comme un moyen vulgaire d'irriter ses passions, ou comme
un instrument de fortune et de considération. L'artiste allemand se consacre, se
dévoue tout entier à sa vocation. Il écrit de la musique pour lui seul, ou
pour un ami intime, sans se préoccuper de la publicité de son œuvre. Il est rare
qu'il soit possédé de l'envie de se créer une réputation; la plupart ne se
doutent même pas de la route qu'il faut suivre pour obtenir un pareil résultat,
et de quels auditeurs il leur importerait de capter les suffrages.
Le sol de l'Allemagne est divisé en une infinité de monarchies, d'électorats, de
duchés et de villes libres. Le musicien dont je parle habite peut-être une petite ville d'une
obscure province; comment songerait-il à se fonder une renommée là où il
n'existe pas même un public ? Supposons pourtant qu'il soit doué d'ambition, ou
dans la nécessité de mettre à profit ses connaissances musicales ; il se rendra
alors dans la capitale de son duché ou de sa principauté. Mais la résidence est
déjà pleine de nombreux et excellents virtuoses et compositeurs, et que de
difficultés pour se frayer un chemin dans la foule! Cependant il y parvient à
force de travail et de persévérance. Ses ouvrages obtiennent déjà de la faveur ;
mais à vingt lieues de là, dans le duché voisin, nul ne connaît son nom. Que
sera-ce donc s'il prétend devenir populaire en Allemagne, et comment y
parviendra-t-il jamais ? Il ne se rebute pas encore; mais durant cette difficile
épreuve il vieillit, puis il meurt ; on l'enterre, et sa popularité descend avec
lui dans la tombe. Telle est à peu de chose près l'histoire de plusieurs
centaines d'aspirants à la gloire musicale que chaque année voit paraître ou
disparaître. Comment s'étonner après cela que la plupart de nos compatriotes
renoncent de prime-abord à se créer une carrière avec la musique ? On conçoit
qu'ils préfèrent choisir une profession quelconque capable d'assurer leur
existence, et qui leur permet de s'adonner sans souci, dans leurs instants de
loisir, à cette musique qui les charme, qui les console, qui nourrit leur âme
de pures émotions, mais dont le côté brillant ne tente point leur vanité. Et
l'on aurait tort de penser pour cela qu'ils ne font que de la musique banale ;
tant s'en faut. Allez les observer, réunis dans une chambre modeste par une
soirée d'hiver, Voici un père avec ses trois enfants : deux d'entre eux jouent
du violon, l'autre tient l'alto, le père le violoncelle ; ce que vous entendez
là, rendu avec tant de précision et de sentiment, n'est pas moins qu'un quatuor
composé par ce petit homme qui bat la mesure. C'est le maître d'école du village
voisin, et vous ne nierez pas que son travail respire une entente exquise de
l'art. Je vous le répète, prêtez à ces concerts bourgeois une oreille attentive,
et vous vous sentirez ému, pénétré jusqu'au fond de l'âme ; vous apprendrez à
connaître la musique allemande, et vous saurez jusqu'où va le génie instinctif
de cette nation. Il ne s'agit pas ici de conquérir un encouragement flatteur par
tel ou tel passage brillant et mis exprès en relief. Tout ici respire la bonne
foi et la sincérité, et par cela même la noblesse et l'élévation d'esprit. ***
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