Accueil de la bibliothèque > Dix écrits de Richard Wagner
Dix écrits de Richard Wagner - Halévy et la reine de Chypre (1/9) > Halévy et la reine de Chypre (1/9) HALÉVY ET LA REINE DE CHYPRE
Pour faire un bon opéra, Il ne faut pas seulement un bon poète et un bon
compositeur, il faut encore qu'il y ait accord sympathique entre le talent de
l'un et de l'autre. Si tous les deux étaient également enthousiasmés pour la
même idée, cela n'en vaudrait que mieux ; mais pour avoir une œuvre parfaite, il
faudrait que cette idée vînt en même temps au musicien et à l'écrivain. Ceci est
un cas presque inouï, nous le savons : toutefois il ne serait pas impossible que
notre hypothèse se réalisât. Qu'on se figure, par exemple, que le poète et le
compositeur sont amis d'enfance ; qu'ils se trouvent à cette époque de la vie où
l'ardeur généreuse, divine, avec laquelle les grandes âmes aspirent à s'emparer
de toutes les souffrances et de toutes les joies des êtres créés, ne s'est point
encore refroidie en eux, au souffle corrupteur de notre civilisation ; qu'on les
suppose, au bord de la
mer, plongeant d'un regard avide dans l'immensité des flots, ou debout devant
une cité en ruines, se reportant par la pensée dans les profondeurs ténébreuses
du passé. Tout à coup qu'une tradition merveilleuse évoque devant eux des
figures vagues, indécises, mais belles et enchanteresses : des mélodies
ravissantes, des inspirations toutes nouvelles assiègent leur âme comme des
rêves et comme de poétiques pressentiments : puis un nom est prononcé, un nom
enfanté par la tradition ou l'histoire, et avec ce nom leur est venu un drame
tout fait ! C'est le poète qui l'a prononcé ; car à lui appartient la faculté
d'énoncer clairement et de dessiner en traits distincts ce qui se révèle à sa
pensée. Mais quant à ce qui est de répandre le charme de l'ineffable sur
la conception poétique, de concilier la réalité avec l'idéal, cette tâche est
réservée au musicien. L'œuvre que les deux talents élaboreront ensuite dans les
heures de réflexion calme pourrait être appelée, à juste titre, un opéra
parfait.
Par malheur, cette manière de produire est tout idéale, ou du moins il faut
supposer que les résultats n'en parviennent pas à la connaissance du public ;
dans tous les cas elle n'a rien de commun avec l'industrie artistique. C'est
cette dernière qui, de nos jours, sert de médiatrice entre le poète et le
compositeur, et peut-être devons-nous lui en savoir gré, car sans cette
merveilleuse institution
des droits d'auteurs, il en serait probablement en France comme il en est en
Allemagne, où poètes et musiciens s'obstinent à rester isolés les uns des autres; tandis que les susdits droits d'auteurs, qui sont vraiment une fort belle
chose, ont amené plus d'une heureuse et fructueuse alliance de talents. Ce sont
ces droits qui, si je ne me trompe, ont provoqué subitement chez M. Scribe, en
dépit de sa nature, le goût des inspirations musicales, et qui l'ont décidé à
écrire des livrets, qui serviront longtemps encore de modèles. Mais ce sont ces
mêmes droits qui ont engagé aussi plus d'un poète célèbre à écrire des textes
d'opéra, vaille que vaille, et les directeurs de nos établissements artistiques
n'osent guère se montrer difficiles quand il s'agit des productions d'un auteur
fameux, de sorte que les compositeurs sont obligés de se contenter de ce qu'on
veut bien leur offrir ; et, en définitive, il ne résulte de cette association
forcée que des productions médiocres paraissant sous l'auspice d'un nom
illustre. Cela s'explique facilement : il est tout naturel que des œuvres
conçues sans enthousiasme, élaborées dans un esprit d'aveugle routine , ne
puissent enthousiasmer le public. Ce qui nous surprend, et ce que nous devons
regarder comme une véritable bonne fortune pour l'art, c'est que de temps à
autre cette manière de procéder enfante des créations qui ravissent le parterre
et qui, de plus, soutiennent l'examen d'une critique rigoureuse. Que l'on admette que le compositeur reste toujours le même, que sa force
productive ne vienne jamais à faiblir, il n'en est pas moins vrai que le soin de
conserver sa réputation de grand artiste ne saurait suffire seul pour exciter
chez lui cette exaltation merveilleuse qui donne l'essor au talent ; il faut
pour cela cette étincelle divine qui tombe toute brûlante dans l'âme de
l'artiste, l'embrase d'une flamme bienfaisante qui circule dans ses veines comme
un vin généreux et mouille ses yeux des larmes de l'inspiration, qui lui dérobe
la vue de tout ce qui est commun et vulgaire, pour ne plus lui laisser
apercevoir que l'idéal dans toute sa pureté. Mais l'ambition seule, si
énergique qu'elle puisse être, n'engendrera point cette divine étincelle, et il
est vraiment à plaindre, le pauvre artiste qui, après de nombreux triomphes,
après avoir manifesté sa puissance créatrice, se voit réduit, au milieu de
quelque aride intrigue de coulisse, à courir tout haletant après l'inspiration,
comme le voyageur dans le désert court après une source d'eau vive. Quelque
envie qu'on puisse porter à ces bienheureux musiciens qui, comblés d'honneurs et
tout rayonnants de gloire, ont seuls, parmi des milliers de compositeurs, le
droit de parler par les plus brillants organes au premier public du monde, ô
vous qui aspirez à une gloire pareille, ne briguez point l'honneur d'être à leur
place, si vous les voyez, par une fraîche et belle matinée, se livrer d'un
air piteux et désolé à la fabrication de quelque duo, dont le sujet sera le vol
d'une montre, ou une tasse de thé qu'on offre !
Ne soyez donc pas jaloux de ces messieurs, si parfois il plaît à Dieu de
susciter un vrai poète et de lui jeter au cœur l'étincelle qui enflammera le
musicien à son tour. Sans arrière-pensée de haine ni d'envie, félicitez Halévy
de ce que son bon génie lui a procuré des livrets comme ceux de la Juive et de
la Renie de Chypre, car, après tout, cette faveur n'est tout rigoureusement que
justice.
En effet, Halévy a été deux fois complètement heureux, et ce qu'il faut admirer,
c'est la manière dont il a profité de cette double faveur pour créer deux
monuments qui marqueront dans l'histoire de l'art musical. ***
Accueil
- Avant-propos
- De la musique allemande
- « Stabat Mater », de Pergolèse
- Du métier de virtuose
- Une visite à Beethoven
- De l'ouverture
- Un musicien étranger à Paris
- Le musicien et la publicité
- Le « Freischütz »
- Une soirée heureuse
- Halévy et « la Reine de Chypre »
|