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Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (1/10) > Un musicien étranger à Paris (1/10) UN MUSICIEN ÉTRANGER A PARIS
Nous venons de le mettre en terre! Le temps était sombre et glacial, et nous
n'étions qu'en bien petit nombre. L'Anglais était encore là ; il veut maintenant
lui élever un monument. — Il aurait bien mieux fait de lui payer ses dettes!
C'était une triste cérémonie. Notre respiration était gênée par un de ces vents
aigres qui signalent le commencement de l'hiver. Personne, parmi nous, n'a pu
parler, et il y a eu absence totale d'oraison funèbre. Pourtant, vous n'en devez
pas moins connaître celui à qui nous venons de rendre les derniers devoirs :
c'était un homme excellent, un digne musicien, né dans une petite ville de
l'Allemagne, mort à Paris, où il a bien souffert. Doué d'une grande tendresse de
cœur, il ne manquait pas de se prendre à pleurer toutes les fois qu'il voyait
maltraiter les malheureux chevaux dans les rues de Paris. Naturellement doux, il
supportait sans colère de se trouver dépossédé par les gamins de sa part des
trottoirs si étroits de la capitale. Malheureusement, il joignait à tout cela
une conscience d'artiste d'une scrupuleuse délicatesse ; il était ambitieux
sans aucun talent pour l'intrigue ; de plus, dans sa jeunesse, il lui avait été
donné de voir une fois Beethoven, et cet excès de bonheur lui avait tourné la
tête de telle sorte qu'il ne put jamais se retrouver dans son assiette pendant
son séjour à Paris.
Un jour, il y a de cela plus d'un an, je me promenais au
Palais-Royal, lorsque j'aperçus un magnifique chien de Terre-Neuve se baignant
dans le bassin. Amateur de chiens comme je le suis, je ne pus refuser mon
admiration à ce bel animal qui sortit de l'eau, et obéit à l'appel d'un homme
auquel je ne fis d'abord nulle attention, et sur lequel mes regards ne
s'arrêtèrent que parce que je vis en lui le propriétaire de ce chien d'une si
merveilleuse beauté. Il s'en fallait de beaucoup que cet homme fut aussi beau
que son compagnon quadrupède. Il était vêtu proprement, mais Dieu sait à la mode
de quelle province pouvait appartenir sa toilette. Cependant, ses traits ne
laissaient pas d'éveiller en moi je ne sais quel vague souvenir ; peu à peu
j'en vins à me les rappeler d'une manière de plus en plus distincte, et enfin,
oubliant l'intérêt que le chien venait de m'inspirer, je me précipitai dans les
bras de mon ami R.... Nous fûmes l'un et l'autre enchantés de nous revoir. Il
faillit s'évanouir d'attendrissement. Je le menai au café de la Rotonde. —Je
pris du thé mêlé de rhum, et lui demanda du café, qu'il but les yeux tout
humides de larmes.
— Mais, au nom du ciel, lui dis-je, quel motif peut t'amener à Paris ? qui peut
t'avoir fait quitter, à toi, modeste musicien, ta province allemande et ton
cinquième étage?
— Mon ami, me répondit-il, ai-je été poussé à une telle démarche par la passion
aérienne d'éprouver la vie qu'on mène dans Paris, à un sixième étage, ou bien
par le désir plus mondain d'essayer s'il ne me serait possible de descendre au
second ou même au premier, c'est un point sur lequel je ne suis pas encore bien
fixé moi-même. Avant tout, j'ai cédé à un irrésistible besoin de m'arracher aux
misères des provinces allemandes, et sans vouloir tâter de nos capitales, villes
grandioses, sans aucun doute, je me suis rendu tout d'abord dans la capitale du
monde, dans ce centre commun où vient aboutir l'art de toutes les nations, où
les artistes de tous pays rencontrent la juste considération qui leur est due,
et où moi-même j'espère trouver moyen de faire germer enfin le grain d'ambition
que le ciel m'a mis au cœur.
— Ton ambition est bien naturelle, lui répliquai-je, et je te la pardonne,
quoique, à vrai dire, elle doive m'étonner en toi. Mais d'abord, explique-moi
par quels moyens tu prétends te soutenir dans cette nouvelle carrière. Combien
as-tu à dépenser par an? Voyons, ne t'effarouche pas ainsi ; je sais bien que tu
n'étais qu'un pauvre diable, et que, par conséquent, il ne peut être
question de tes rentes. Mais enfin, puisque te voilà ici, je dois supposer ou
que tu as gagné à la loterie, ou bien que tu as su te concilier la faveur et la
protection, soit de quelque parent haut placé, soit de quelque personnage
important, de telle sorte que tu te trouves assuré d'un revenu passable au moins
pour dix bonnes années.
—Vous voilà bien, vous autres fous, avec votre manière d'envisager toutes les
questions, me répondit mon ami avec un sourire de bonne humeur, et, après s'être
remis d'un premier saisissement : vous ne manquez jamais de porter avant tout
votre attention sur ces misérables et prosaïques détails. De toutes tes suppositions, mon très cher, il n'en est pas une seule qui se trouve juste. Je suis
pauvre; dans quelques semaines même je vais me trouver sans le sou. Mais
qu'importe cela ? J'ai du talent ; on me l'a assuré du moins. Eh bien! ce
talent, pour le faire valoir, devais-je par hasard choisir la ville de Tunis ?
Non sans doute, et je suis venu tout droit à Paris. Ici, je ne tarderai pas à
éprouver si l'on m'a trompé en me faisant croire à ma vocation d'artiste, si
l'on a eu tort de me faire espérer des succès, ou si réellement je possède
quelque mérite. Dans le premier cas, je serai bientôt et volontairement
désabusé, et alors éclairé sur le peu que je vaux, je n'hésiterai pas à
retourner au pays pour y reprendre ma
modeste chambrette ; mais s'il en est autrement, c'est à Paris que mon talent
sera plus vite connu et plus dignement payé qu'en aucun autre pays du monde. Oh
! ne ris pas ainsi, et tâche plutôt de me répondre par quelque objection fondée. ***
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- Avant-propos
- De la musique allemande
- « Stabat Mater », de Pergolèse
- Du métier de virtuose
- Une visite à Beethoven
- De l'ouverture
- Un musicien étranger à Paris
- Le musicien et la publicité
- Le « Freischütz »
- Une soirée heureuse
- Halévy et « la Reine de Chypre »
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