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Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (8/10) > Un musicien étranger à Paris (8/10) « Dans ces antichambres, continua mon pauvre ami, j'ai passé à rêver une belle
année de ma vie. J'y ai rêvé beaucoup et prodigieusement, de choses folles et
fabuleuses des Mille et une Nuits, d'hommes et de bêtes brutes, d'or et
d'immondices. J'y ai rêvé de dieux et de contrebasses, de brillantes tabatières
et de premières cantatrices, de choristes et de pièces de cinq francs. Au milieu
de tout cela, il me semblait entendre souvent le son plaintif et inspiré d'un
hautbois. Ce son pénétrait tous mes nerfs et me déchirait le cœur. Un jour,
comme j'avais fait les rêves les plus désordonnés, et que ce son m'avait ébranlé
de la façon la plus douloureuse, je m'éveillai soudain et trouvai que j'étais
devenu fou. Je me rappelle du moins que j'oubliai la chose dont j'avais le plus
d'habitude, à savoir, de faire au garçon de théâtre ma plus profonde révérence
au moment où je quittai l'antichambre. — Ce fut, soit dit en passant, la raison
pour laquelle je n'osai jamais y retourner, car le garçon ne m'y aurait
probablement plus reçu ! — Je quittai donc d'un pas chancelant l'asile de mes
songes, mais en franchissant le seuil de la maison, je tombai. J'avais trébuché
sur mon pauvre chien qui, selon son habitude, antichambrait dans la rue en
attendant son heureux maître
auquel il était permis d'antichambrer au milieu des hommes. Il faut que je te
dise que ce chien m'avait été fort utile. C'était à lui seulement et à sa beauté
que je devais d'avoir été quelquefois honoré d'un regard complaisant par le
valet de l'antichambre. Malheureusement, il perdait chaque jour un peu de sa
beauté, car la faim ravageait aussi ses entrailles. Cela me donna de nouvelles
inquiétudes, puisqu'il devenait évident pour moi que c'en serait bientôt fait de
la faveur de ce valet qui m'accueillait déjà parfois avec un sourire de dédain.
— Je te disais donc que j'avais trébuché sur mon chien. J'ignore combien de
temps je restai là, et combien de coups de pieds je pus recevoir des allants et
venants. Enfin,. je fus éveillé par les tendres caresses, par la chaude langue
du pauvre animal. Je me relevai, et, dans un moment lucide, je compris
sur-le-champ le devoir qui m'était le plus impérieusement recommandé : je devais
donner à manger à mon chien. Un marchand d'habits intelligent m'offrit quelques
sous pour mon mauvais gilet. Mon chien mangea, et je dévorai ce qu'il voulut
bien me laisser. Cela lui réussit à merveille, mais rien ne pouvait plus me
réussir à moi. Le produit d'une relique, du vieil anneau de ma grand'mère,
suffit pour restituer au chien toute sa beauté disparue. Il resplendit de
nouveau de tout l'éclat de sa beauté. O beauté fatale! — L'état de ma tête était
de plus en plus déplorable.
Je ne sais plus très bien ce qui s'y passa, mais je me souviens qu'un jour
j'éprouvai l'irrésistible fantaisie de voir le diable. Mon chien, éblouissant de
beauté, m'accompagnait quand j'arrivai à l'entrée des concerts Musard. Avais-je
l'espoir d'y rencontrer le diable ? Je ne le sais au juste. Je me mis à examiner
les gens qui entraient; et que vois-je dans le nombre? l'abominable Anglais,
tout à fait le même en chair et en os. Il n'était point changé, et m'apparut
tout à fait comme dans le temps où il me joua auprès de Beethoven cet atroce
tour que j'ai raconté. — La terreur me saisit : j'étais bien préparé à affronter
un démon de l'autre monde, mais jamais à rencontrer ce fantôme de notre terre à
nous. Eh ! qu'éprouvai-je, hélas ! quand le malheureux me reconnut sur-le-champ
? Je ne pouvais l'éviter ; la foule nous poussait l'un vers l'autre. Contre son
gré et contre la coutume de ses compatriotes, il se vit forcé de se jeter dans
mes bras que j'avais étendus pour me frayer un passage. Il y était et fut pressé
fortement contre mon cœur agité de mille émotions cruelles. Ce fut un terrible
moment! Cependant nous nous trouvâmes bientôt plus au large, et il se dégagea
avec quelque contrariété de mes étreintes involontaires. Je voulus fuir, mais
cela me fut impossible. — Soyez donc le bienvenu, mon cher monsieur !
s'écria-t-il ; c'est charmant pour moi de vous rencontrer toujours ainsi sur les
chemins
de l'art ! Nous allons cette fois chez Musard ! Rempli de rage, je ne pus
trouver que cette exclamation : — Au diable ! — Ah ! oui, répondit-il, cela doit
être diabolique. J'ai ébauché dimanche dernier une composition que je dois
offrir à Musard. Connaissez-vous Musard ? Voulez-vous me présenter à lui ? — Mon
horreur pour ce spectre se changea en une angoisse sans nom. Surexcité comme je
l'étais, je réussis à me dégager de lui et à m'enfuir vers le boulevard. Mon beau
chien courait en aboyant à mon côté. En un clin d'œil l'Anglais était auprès de
moi, m'arrêta, et me dit avec un accent d'exaltation : — Sire, ce beau chien
est-il à vous ? — Oui. — Oh ! cela est très bien, monsieur ; je vous compte pour
ce chien cinquante guinées ! Savez-vous que c'est la mode pour les gentlemen
d'avoir des chiens de cette espèce ? Aussi j'en ai déjà possédé une quantité
innombrable. Malheureusement, ces animaux étaient tous anti-musiciens : ils
n'ont jamais pu souffrir que je jouasse de la flûte ou du cor, et se sont
toujours enfuis de chez moi pour cette cause. Mais je dois supposer, puisque
vous avez le bonheur d'être musicien, que votre chien est aussi organisé pour la
musique. C'est pourquoi je vous en offre cinquante guinées. — Misérable!
m'écriai-je, je ne vendrais pas mon chien pour la Grande-Bretagne tout entière !
Et je me mis là-dessus à courir, mon chien courant devant moi. Je louvoyai dans
les rues de traverse, qui
conduisaient à l'endroit où je passais ordinairement la nuit. Il faisait un beau
clair de lune. De temps à autre je jetais autour de moi des regards inquiets. Je
crus remarquer avec effroi que la longue silhouette de l'Anglais me poursuivait.
Je doublai le pas avec un surcroît d'anxiété. Tantôt j'apercevais le fantôme,
tantôt je le perdais de vue. Enfin j'atteignis tout tremblant mon asile. Je
donnai à manger à mon chien, et m'étendis sans souper sur un lit bien dur. Je
dormis longtemps, et fis des rêves horribles. Quand je m'éveillai, mon beau
chien avait disparu. Comment s'était-il échappé, ou plutôt comment l'avait-on
attiré de l'autre côté de la porte mal fermée d'ailleurs? c'est ce que je ne
puis comprendre encore aujourd'hui. J'appelai, je le cherchai jusqu'à ce que je
tombasse en sanglotant. Tu te rappelles qu'un jour je revis l'infidèle dans les
Champs-Elysées ; tu sais quelles peines je me donnai pour le reprendre, mais tu
ne sais pas que l'animal me reconnut bien, et que lorsque je l'appelai, il
s'enfuit loin de moi comme une bête fauve. Je ne l'en poursuivis pas moins, et
avec lui le cavalier satanique, jusqu'à la porte cochère où celui-ci se
précipita, el qui se referma en criant sur lui et sur le chien. Dans ma rage, je
fis à la porte un bruit de tonnerre. Des aboiements furieux furent la seule
réponse que je reçus. Epuisé et presque abruti, je fus forcé de m'asseoir
jusqu'à ce que je fusse tiré de mon anéantissement par une horrible gamme
exécutée sur le cornet, dont les sons sortant du fond de l'hôtel percèrent mon
oreille et provoquèrent dans la cour des hurlements douloureux. Alors, j'éclatai
de rire, et m'en retournai. ***
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