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Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (7/10) > Un musicien étranger à Paris (7/10) Ébranlé et surexcité moi-même jusqu'à une sorte de délire, je dus pourtant me
résoudre à la fin à suspendre provisoirement mes recherches. Mais on m'accordera
facilement qu'aucun jour ne se passa de ma part sans efforts pour retrouver
quelque indice qui pût me faire découvrir la demeure de mon malheureux ami. Je
pris des informations dans tous les endroits qui avaient avec la musique un
rapport quelconque ; je ne pus trouver nulle part le moindre renseignement. Ce
ne fut que dans les antichambres révérées de l'Opéra que les employés
subalternes se rappelèrent une triste apparition, une sorte de fantôme
lamentable qui s'était montré souvent, attendant qu'on lui accordât une
audience, et dont naturellement on n'avait jamais su le nom ni la demeure.
Toutes les autres voies, celles même de la police, ne purent me remettre sur sa
trace. Les gardiens même de la sûreté publique n'avaient pas jugé à propos de
s'occuper du plus misérable des hommes.
J'étais tombé dans le désespoir. Un matin, — c'était environ deux mois après la
rencontre des Champs-Elysées, — je reçus par voie indirecte une lettre que
m'avait fait tenir une personne de connaissance. Je l'ouvris avec un triste
pressentiment, et j'y lus ce peu de mots : « Mon cher, viens me voir mourir ! »
L'adresse qui s'y trouvait jointe indiquait une étroite ruelle à Montmartre.
Je ne pus pleurer, et m'en fus gravir les pentes de Montmartre. J'arrivai, en
suivant les indications de l'adresse, à une de ces maisons de pitoyable
apparence comme il s'en trouve dans les rues latérales de cette petite ville.
Cette
bâtisse, en dépit de son chétif extérieur, n'avait pas manqué de se compléter de
cinq étages. Cette condition avait dû, selon toute apparence, influer
favorablement sur la détermination de mon misérable ami, et je fus ainsi forcé
de me guinder au haut d'un escalier en échelle à donner le vertige. La chose en
valait pourtant la peine, car en demandant mon ami, l'on m'indiqua une petite
chambre sur le derrière. Or, si, de ce côté moins favorisé de cette respectable
masure, il fallait renoncer à la vue de la rue gigantesque, large de deux
mètres, on en était dédommagé par la perspective qui s'étendait sur tout Paris.
Ce fut donc en présence de cet aspect magnifique, mais sur un lit de douleur,
que je trouvai mon malheureux enthousiaste. Son visage, son corps tout entier
était infiniment plus amaigri, plus creusé que le jour de notre rencontre aux
Champs-Elysées ; l'expression de sa pensée était néanmoins bien plus
satisfaisante qu'à cette époque. Le regard farouche, sauvage et presque insensé,
la flamme indéfinissable de ses yeux, avaient disparu. Son regard était mat et
presque éteint : les affreuses taches foncées de ses joues semblaient s'être
dissoutes dans la consomption générale.
Tremblant, mais avec une expression calme, il me tendit la main en disant : «
Pardonne-moi, cher ami : merci d'être venu. »
Le ton étrangement tendre et sonore avec
lequel il avait dit ce peu de mots m'impressionna peut-être encore plus
douloureusement que ne l'avait fait d'abord son aspect. Je lui serrai la main et
pleurai sans pouvoir parler.
— Il y a, ajouta-t-il après une pause d'émotion, plus d'un an, ce me semble, que
nous nous rencontrâmes au brillant Palais-Royal. Je n'ai pas tenu tout à fait
parole. Devenir célèbre dans l'année m'a été impossible avec la meilleure
volonté du monde. D'un autre côté, ce n'est pas ma faute si je n'ai pu t'écrire
au bout d'un an révolu, pour te prier de me voir mourir. Je n'avais pu, malgré
tous mes efforts, en venir encore là. Oh! ne pleure pas, mon ami. Il fut un
temps où j'ai dû te prier de ne pas rire.
Je voulus parler, mais la parole me manqua encore. — Laisse-moi continuer, dit
le mourant, cela m'est facile en ce moment, et je te dois un récit assez long.
Je suis persuadé que je ne serai plus demain ; c'est pourquoi il faut que tu
m'écoutes aujourd'hui. Ce récit est simple, mon ami, très simple : pas de
complications étranges, pas de péripéties étonnantes, pas de détails
prétentieux. Tu n'as pas à craindre pour ta patience que la facilité de langage
dont je jouis momentanément m'enivre et m'emporte trop loin. Il y a eu en
revanche des jours, mon cher, où je n'ai pas proféré un son. — Ecoute ! — Quand
je pense à l'état dans lequel tu me trouves aujourd'hui, je crois; inutile de
t'assurer que ma destinée
n'a été rien moins que belle. Il n'est guère plus nécessaire que je te raconte
en détail les circonstances dans lesquelles succomba ma foi enthousiaste. Qu'il
te suffise de savoir que ce n'étaient pas des écueils sur lesquels j'échouai. —
Heureux, hélas ! le naufragé qui périt dans la tempête ! — Non, c'est dans la
vase, dans la boue que je me perdis. — Ce marécage, mon cher, environne tous ces
orgueilleux et brillants temples de l'art vers lesquels nous autres, pauvres
insensés, marchions en pèlerinage avec une ferveur aussi profonde que si nous
eussions dû y gagner le salut de notre âme. Heureux le pèlerin léger de bagage!
L'élan d'un seul entrechat bien réussi peut suffire à lui faire franchir la
largeur du marais. Heureux le riche ambitieux ! son cheval bien manié n'a besoin
que d'une seule pression de ses éperons d'or, pour le transporter rapidement de
l'autre côté. Malheur, hélas! à l'enthousiaste qui, prenant ce marais pour un
pré fleuri, s'y abîme sans retour, et y devient la pâture des grenouilles et des
crapauds ! Vois, mon cher, comme cette infâme vermine m'a rongé : il n'y a plus
en moi une seule goutte de sang. — Dois-je te dire ce qui m'est arrivé ? —
Pourquoi ? après tout. Tu me vois mourir. C'est bien assez de savoir que je n'ai
pas été terrassé sur le champ de bataille, mais que... cela est horrible à dire
!... je suis mort de faim dans les antichambres. Sache qu'il y en a beaucoup.à
Paris, beaucoup de ces antichambres avec des bancs de velours ou des bancs de
bois, chauffées ou non chauffées, pavées ou non pavées ! ***
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