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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'enfance (8/13) > L'enfance (8/13) Cette première persécution, loin de me guérir, ne fait qu'enflammer de plus
belle mon ardeur musicale, et je me promets bien de mettre dorénavant mes joies
en sûreté derrière l'accomplissement régulier de mes devoirs de collégien. Dans
ces conjonctures, je me décide à rédiger une sorte de profession de foi dans
laquelle je déclare formellement à ma mère que je veux absolument être artiste :
j'avais, un moment, hésité entre la peinture et la musique ; mais,
définitivement, je me sentais plus de propension à rendre mes idées en musique,
et je m'arrêtais à ce dernier choix.
Ma pauvre mère fut bouleversée. Cela se comprend. Elle avait vu de près ce
que c'est qu'une vie d'artiste, et probablement elle redoutait pour moi une
seconde édition de l'existence peu fortunée qu'elle avait partagée avec mon
père. Aussi accourut-elle, en grand émoi, conter ses doléances au proviseur, M.
Poirson. Celui-ci la rassura :
— Ne craignez rien, lui dit-il ; votre fils ne sera pas musicien. C'est un bon
petit élève ; il travaille bien ; ses professeurs sont contents de lui ; je me
charge de le pousser du côté de l'Ecole normale. J'en fais mon affaire ; soyez
tranquille, madame Gounod, votre fils ne sera pas musicien !
Ma mère partit toute remontée. Le proviseur me fit appeler dans son cabinet.
— Eh bien ? me dit-il, qu'est-ce que c'est, mon enfant? tu veux être musicien?
— Oui, monsieur.
— Ah çà, mais tu n'y songes pas ! Etre musicien, ce n'est pas un état !
— Comment? monsieur ! Ce n'est pas un état de s'appeler Mozart? Rossini?
Et je sentis, en lui répondant, ma petite tête de treize à quatorze ans se
rejeter en arrière.
A l'instant, le visage de mon interlocuteur changea d'expression.
— Ah ! dit-il, c'est comme cela que tu l'entends ? Eh bien, c'est bon ; nous
allons voir si tu es capable de faire un musicien. J'ai depuis dix ans ma loge
aux Italiens, et je suis bon juge.
Aussitôt il ouvrit un tiroir, en tira une feuille de papier et se mit à écrire
des vers. Puis il me dit :
— Emporte cela et mets-le-moi en musique.
Je jubilais.
Je le quittai et revins a l'étude ; chemin faisant, je parcourus avec une
anxiété fiévreuse les vers qu'il venait de me confier. C'était la romance de
Joseph : « A peine au sortir de l'enfance... »
Je ne connaissais ni Joseph ni Méhul. Je n'étais donc gêné ni intimidé par aucun
souvenir. On se figure aisément le peu d'ardeur que je ressentis pour le thème
latin dans ce moment d'ivresse musicale. A la récréation suivante, ma romance
était faite. Je courus en hâte chez le proviseur.
— Qu'est-ce que c'est, mon enfant?
— Monsieur, ma romance est faite.
— Comment? déjà?
— Oui, monsieur.
— Voyons un peu ! chante-moi cela.
— Mais, monsieur, il me faudrait le piano, pour m'accompagner.
(M. Poirson avait une fille qui étudiait le piano, et je savais qu'il y en avait
un dans la pièce voisine.)
— Non, non, c'est inutile ; je n'ai pas besoin de piano.
— Mais, monsieur, j'en ai besoin, moi, pour mes harmonies !
— Comment, tes harmonies? Et où sont-elles, tes harmonies?
— Mais là, monsieur, dis-je en mettant un doigt sur mon front.
— Ah!,.. Eh bien, c'est égal, chante tout de même ; je comprendrai bien sans les
harmonies.
Je vis qu'il fallait en passer par là, et je m'exécutai.
J'en étais à peine à la moitié de la première strophe, que je vis s'attendrir le
regard de mon juge. Cette vue m'enhardit; je commençais à sentir la victoire
passer de mon côté. Je poursuivis avec confiance, et, lorsque j'eus achevé, le
proviseur me dit :
— Allons, maintenant, viens au piano. Du coup, je triomphais ; j'avais toutes
mes armes en mains. Je recommençai mon petit exercice, et, à la fin, ce pauvre
M. Poirson, vaincu, les larmes aux yeux, me prenaît la tête dans ses deux mains,
et m'embrassait en me disant :
— Va, mon enfant, fais de la musique ! ***
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