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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Lettres > Lettres LETTRES
A MONSIEUR H. LEFUEL, ARCHITECTE,
A l'Académie de France, à Rome, villa Médicis.
Naples, le mardi 14 juillet 1840.
J'aurais bien désiré, cher Hector, t'adresser plus tôt ce petit mot que je
remets à Murât1. Mais je n'ai trouvé jusqu'à cette heure que le temps d'écrire à
mon frère une assez longue pancarte; et dans cette ville de Naples, où j'ai fait
quelques connaissances il y a trois mois, il m'a fallu commencer cette fois par
me faire voir. Maintenant, à partir d'aujourd'hui, me voilà plus libre. J'ai
écrit aussi à Desgoffe, et j'aurais
voulu en faire autant pour ce bon Hébert, auquel je te prie de faire bien des
excuses de ma part. Il aura certainement de mes nouvelles directes un de ces
jours, et même très prochainement, car je pense, sans toutefois en être sûr,
partir mercredi ou jeudi de la semaine prochaine pour faire ma tournée des îles
d'Ischia, Capri, puis revenir par Pœstum, Salerne, Amalfi, Sorrento, Pompéia et
Naples ; c'est une affaire d'une douzaine de jours. J'espère, cher bon ami, que
tu t'es bien porté depuis mon départ; je le demande aussi à Desgoffe, que je
prie de t'engager à ne pas trop travailler. La chaleur là-bas doit être si grande
en ce moment! Ici, à Naples, il
fait quelquefois très lourd; aujourd'hui
surtout, nous avons eu un temps d'orage assommant ; mais la brise de mer n'est
pas une charge et, surtout pour nous qui sommes logés en quelque sorte sur la
mer, nous on jouissons et nous en sentons la fraîcheur autant qu'il est
possible.
Naples m'ennuie plus que jamais (la ville, s'entend). Je suis fort curieux de
Capri et d'Ischia, ainsi que de Pœstum. Je suis enfin monté hier aux Camaldules
: c'est un point de vue admirable, surtout comme étendue de mer ; tu sais si
nous aimons la mer : plus on la voit, plus on comprend la beauté de cette simple
ligne horizontale derrière laquelle on pourrait soupçonner l'infini. Demain
soir, à quatre heures, s'il fait beau, nous montons au Vésuve pour y voir le
coucher du soleil ; nous y passons la nuit pour voir l'effet de tout le golfe au
clair de lune, et nous voyons le lendemain
matin le lever du soleil. Tu vois que c'est une belle partie.
J'ai reçu avant-hier une lettre de ma mère, envoyée de Rome; je te remercie,
cher Hector, si c'est à toi que je dois l'arrivée de cette lettre. Ma mère m'y
charge de mille amitiés pour toi ainsi que mon bon Urbain.
Gomment t'es-tu trouvé du tableau de M. Ingres? Écris-le-moi, ou mets-moi un mot
dans la lettre de Desgoffe quand il me répondra. Envoyez-moi toujours vos
lettres à la Ville-de-Rome, quai Sainte-Lucie, à Naples. Si je suis en tournée
pendant ce temps, je les trouverai à mon retour. Dis à Hébert que je serai très
content aussi de savoir l'effet que lui aura produit le tableau de M. Ingres :
bien que je ne mérite pas cette nouvelle avant de lui avoir écrit moi-même, j'en
suis bien désireux.
Embrasse bien mon petit frère Vauthier,
que je prie aussi de ne pas m'oublier. Dis à Fleury2 que je suis bien fâché de
n'avoir pu lui dire adieu avant mon départ. Enfin je te charge, cher ami, de
tous mes souvenirs pour nos bons camarades en général et en particulier, selon
la formule consacrée.
Adieu, cher Hector, je t'embrasse comme je t'aime, et c'est de tout cœur, tu le
sais bien ; au reste, je peux te le dire, car dans notre exil à tous deux, j'ai
la part de trois.
Tout à toi de coeur,
CHARLES GOUNOD.
Guénepin3 t'écrira sous peu de jours ; il te dit mille choses aimables ; il est
fort bon garçon pour moi, nous avons fait bon voyage, bien que nos nuits aient
été de
trois ou quatre heures au plus: c'est un détail. Fais-moi donc l'amitié de me
dire, quand tu m'écriras, si Desgoffe a renvoyé chercher ma partition de Freischütz chez le prince Soutzo.
1. Murât (Jean), peintre, prix de Rome.
2. Domestique de confiance des pensionnaires ; au service de l'Académie, alors,
depuis quarante ans.
3. Guénepin (François-Jean-Baptiste), architecte, prix de Rome.
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