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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'enfance (9/13) > L'enfance (9/13) Ma chère sainte mère avait prudemment agi : sa résistance était un devoir
dicté par sa sollicitude ; mais, à côté des dangers qu'offrait un consentement
trop facile à mes désirs, se présentait la grave responsabilité d'avoir
peut-être entravé ma vocation. L'encouragement que m'avait donné le proviseur
enlevait à ma mère un des principaux appuis de son opposition à mes projets et
le premier soutien sur lequel elle eût compté pour m'en détourner : l'assaut
était donné, le siège commencé; il fallut capituler. Ma mère, cependant, tint
bon aussi longtemps qu'elle put; et, dans la crainte de céder trop vite et trop
aisément à mes vœux, voici ce qu'elle imagina et à quel expédient elle eut
recours.
Il y avait alors à Paris un musicien allemand qui jouissait d'une haute
réputation comme théoricien : c'était Antoine Reicha. Outre ses fonctions de
professeur de composition au Conservatoire, dont Cherubini était alors
directeur, Reicha donnait chez lui des leçons particulières. Ma mère songea à me
mettre entre ses mains et demanda au proviseur du lycée l'autorisation de venir
me prendre les dimanches, à l'heure où le collège allait en promenade, et de me
conduire chez Reicha pour y commencer l'étude de l'harmonie, du contre-point, de
la fugue, en un mot, les préliminaires de l'art de la composition. Ma sortie, ma
leçon et ma rentrée au collège représentaient environ le temps consacré à la
promenade ; mes études régulières ne devaient donc souffrir en rien de cette
faveur de sortie exceptionnelle. Le proviseur consentit, et ma mère me conduisit
chez Reicha. Mais, en me confiant à lui, voici ce qu'elle lui dit en secret,
ainsi qu'elle me l'a raconté elle-même plus tard :
— Mon cher monsieur Reicha, je vous amène mon fils, un enfant qui déclare
vouloir se livrer à la composition musicale. Je vous l'amène contre mon gré;
cette carrière des arts m'effraie pour lui, car je sais de quelles difficultés
elle est hérissée. Toutefois, je ne veux avoir à m'adresser, ni que mon fils
soit en droit de m'adresser, un jour, le reproche d'avoir entravé sa carrière et
mis obstacle à son bonheur. Je veux donc m'assurer, d'abord, que ses
dispositions sont réelles et que sa vocation est solide. C'est pourquoi je vous
prie de le mettre à une sérieuse épreuve. Accumulez devant lui les difficultés :
s'il est vraiment appelé à faire un artiste, elles ne le rebuteront pas; il en
triomphera. Si, au contraire, il se décourage, je saurai à quoi m'en tenir, et
je ne le laisserai certainement pas s'engager dans une carrière dont il n'aurait
pas l'énergie de surmonter les premiers obstacles.
Reicha promit à ma mère de me soumettre au régime qu'elle exigeait; il tint
parole, autant du moins qu'il était en lui.
Comme échantillon de mes petits talents de gamin, j'avais porté à Reicha
quelques pages de musique, des romances, des préludes, des bouts de valse, que
sais-je? tout le peu qui avait passé jusque-là par ma petite cervelle.
Sur quoi, Reicha avait dit à ma mère :
— Cet enfant-là sait déjà beaucoup de ce que j'aurai à lui apprendre ;
seulement, il ignore qu'il le sait.
Lorsqu'au bout d'un an ou deux je fus arrivé à des exercices d'harmonie un
peu plus qu'élémentaires, contrepoint de toute espèce, fugues, canons, etc., ma
mère lui demanda :
— Eh bien, que pensez-vous?
— Je pense, chère madame, qu'il n'y a pas moyen de le dégoûter : rien ne le
rebute ; tout l'amuse; tout l'intéresse; et, ce qui me plaît surtout chez lui,
c'est qu'il veut toujours savoir le pourquoi.
— Allons ! dit ma mère, il faut se résigner.
Je savais qu'avec elle il n'y avait pas à plaisanter. Plusieurs fois elle
m'avait dit :
— Tu sais, si cela ne marche pas bien, un fiacre, et chez le notaire!...
Le notaire ! c'était assez pour me faire faire l'impossible.
D'autre part, mes notes de collège étaient bonnes; et, en dépit de la menace
suspendue sur moi de me faire redoubler mes classes pour gagner du temps,
j'avais soin de ne pas donner à mes maîtres le droit de considérer ma passion
musicale comme nuisible à mes études. Une fois pourtant, je fus puni, et même
assez sévèrement, pour n'avoir pas achevé je ne sais quel devoir. Le maître
d'étude me mit en retenue avec un gros pensum, quelque chose comme cinq cents
vers à copier. J'étais donc en train d'écrire, ou plutôt de gribouiller avec
cette rapidité négligente qu'on apporte d'ordinaire à de semblables exercices,
lorsque le surveillant s'approcha de la table. Après m'avoir observé en silence
pendant quelques instants, il me mit doucement la main sur l'épaule, et me dit :
— C'est bien mal écrit, ce que vous faites là!
Je relevai la tête et répondis :
— Tiens ! si vous croyez que c'est amusant!
— Cela vous ennuie parce que vous le faites mal; si vous y apportiez plus de
soin, ajouta-t-il paisiblement, cela vous ennuierait bien moins.
Cette simple parole, si pleine de sens, si tranquille, prononcée avec un
accent de bonté patiente et persuasive, fut pour moi une telle lumière que,
depuis ce jour, je ne me souviens pas d'avoir apporté de négligence ou de
légèreté à mon travail : elle a été, pour moi, une révélation soudaine, complète
et définitive de l'attention et de l'application. Je me remis à
mon pensum que j'achevai dans de tout autres dispositions, et l'ennui disparut
sous le contentement et le profit du bon conseil que je venais de recevoir.
***
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