Accueil de la bibliothèque > Charles Gounod - Mémoires d'un artiste
CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'académie de France à Rome (1/3) > L'académie de France à Rome (1/3) L'ACADÉMIE DE FRANCE
A ROME1
Au moment où, sous le masque d'un soi-disant naturalisme dans l'art, on
s'efforce de jeter la défaveur sur cette noble et généreuse institution de
l'Académie de France à Rome, il m'a semblé que c'était un devoir de protester
contre des tendances dissolvantes qui, si elles pouvaient aspirer à l'honneur de
s'appeler des doctrines, n'iraient à rien moins qu'à l'oblitération
du sens élevé des Beaux-Arts, et qui, d'ailleurs, ne reposent que sur les
arguments les plus creux et les plus frivoles.
Les avocats de ce qu'on nomme « l'Art moderne » (comme si l'art véritable
n'était pas de tous les temps) s'attaquent à l'École de Rome d'une manière
absolue, et leur ultimatum est qu'il faut, au plus vite, raser la villa Médicis
comme un foyer d'infection artistique. C'est là le delenda Carthago de la
secte
anti-romaine.
Je n'entreprendrai pas ici une plaidoirie ex professo en faveur des peintres,
sculpteurs, architectes et graveurs que l'Etat envoie, chaque année, à Rome,
pour leur assurer, en retour des espérances qu'ils ont fait concevoir, le
commerce assidu et gratuit de ces immortels docteurs qu'on nomme « les maîtres
». Je me bornerai, moi musicien, à ce qui concerne les intérêts des musiciens
compositeurs. Aussi bien,
est-ce surtout pour eux que l'on affecte de regarder comme parfaitement inutile
et insignifiant le séjour à Rome. Mais la cause de l'art étant la même pour tous
les arts, ce que j'aurai à dire au sujet des musiciens s'appliquera de soi-même
aux autres artistes.
Ce qui me frappe tout d'abord, c'est que cet acharnement contre l'École de Rome
n'est, lui-même, que la conséquence d'un vœu plus ou moins franchement formulé,
et qui résume à peu près, à lui seul, tout le programme de l'opposition. Ce vœu,
le voici : « Plus de professeurs ! Il faut voler de ses propres ailes ! » C'est
là, sans doute, ce qu'on entend par « l'art moderne ».
Ainsi, plus d'éducation; plus de notions acquises et transmissibles,
c'est-à-dire plus de capital, partant plus de patrimoine ni d'héritage ; plus de
passé, partant plus de traditions, plus de paternité intellectuelle ;
nous voici en pleine génération spontanée, — car il n'y a pas de milieu : ou
l'enseignement ou la science infuse.
Et remarquez bien que ceux qui prônent ce système sont justement ceux-là mêmes
qui parlent, à tout propos, de l'Ecole de l'avenir! L'avenir! Eh! de quel droit
l'invoquez-vous donc, vous qui, demain, serez devenus, pour lui, ce passé
dont vous ne voulez pas ?
Merveilleuse contradiction de l'absurde, ce « royaume divisé au dedans de
lui-même » ! Qu'on me montre un emploi quelconque des facultés humaines, un
seul, qui repose sur une semblable théorie ! Est-ce le droit ? Est-ce la
physique, la chimie, l'astronomie, la mécanique? Est-ce que l'homme n'est pas un
être enseigné ? Est-ce qu'il ne vit pas, en tout, sur un capital de notions
amassées? Est-ce qu'on ne lui apprend pas à lire, à écrire, à marcher, à
monter à cheval, à manier les armes, à jouer d'un instrument quelconque ? Est-ce
que tout n'a pas sa gymnastique spéciale ? Or, qu'est-ce qu'une école, sinon un
gymnase?
Hé bien! soit, dit-on ; soit, pour tout ce qui est science ou métier ; mais le
génie ? Le génie ne s'enseigne pas ; on en a ou on n'en pas, et il n'est au
pouvoir de personne de le donner à qui n'en a pas, non plus que de le retirer à
qui en a.
D'accord, et cela est incontestable ; mais ce qui ne l'est pas moins, c'est que,
selon le mot d'un grand artiste qui avait qualité pour en parler, il n'y a pas
d'art sans science.
Non, certes, personne ne communique le génie, qui est incommunicable, parce
qu'il est un don essentiellement personnel :
mais ce qui est communicable, transmissible, c'est le langage au moyen duquel
se meut et s'exprime le génie, et sans la possession duquel il n'est qu'un
muet
ou un impotent. Est-ce que Raphaël, Mozart, Beethoven, n'étaient pas des hommes
de génie ? Se sont-ils crus, pour cela, autorisés à rejeter dédaigneusement le
magistère traditionnel qui non seulement les initiait à la pratique de leur art,
mais encore leur montrait la route propre à les y mener sûrement, leur épargnant
ainsi une perte de temps considérable à la recherche d'une certitude dont des
siècles d'expériences leur garantissaient le dépôt? Vraiment, c'est se moquer du
sens commun que de prétendre ainsi détrôner l'histoire à coups de paralogismes! Autant vaut dire que l'orateur et l'écrivain n'ont besoin d'apprendre ni leur
langue, ni la syntaxe, ni le dictionnaire.
1. Janvier 1882. ***
Accueil
- Avertissement
- L'enfance
- L'Italie
- L'Allemagne
- Le retour
- Lettres
- De l'artiste dans la société moderne
- L'Académie de France à Rome
- La nature et l'art
- Préface à la correspondance d'Hector Berlioz
- M. Camille Saint-Saëns, Henri VIII
|