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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - La nature et l'art (1/3) > La nature et l'art (1/3) LA NATURE ET L'ART1
Messieurs,
Les transformations successives dont la terre a été le théâtre et dont se
compose son histoire, j'allais presque dire son éducation, depuis le moment où
elle s'est détachée de la nébuleuse solaire pour occuper une place distincte
dans l'espace, sont comme autant de chapitres de cette grande
loi du progrès, de ce perpétuel devenir qui semble diriger vers une finalité
mystérieuse le mouvement de la création, et dont les phases diverses ont pu être
ramenées aux trois aspects généraux qui ont reçu le nom de règnes, et qui
désignent les trois manifestations les plus tranchées de la vie sur le globe.
Cependant, tout n'était pas dit encore, et l'histoire de la terre ne devait
point s'arrêter à ces trois premières formes de la vie. Un quatrième règne, le
règne humain, — puisque la science même m'autorise à l'appeler ainsi, — allait
prendre possession de ce domaine qui s'ignorait.
L'énorme travail d'évolution, le prodigieux effort d'enfantement à travers
lequel se déroule le plan de la pensée créatrice, l'homme allait le reprendre au
point où l'avaient amené ses devanciers, et le conduire, en exerçant de plus
nobles fonctions,
vers de plus hautes destinées. Cette loi de la vie, dont les créatures n'avaient
été, jusqu'à lui, que des dépositaires plus ou moins passifs mais
irresponsables, l'homme allait en devenir le confident, élevé au suprême honneur
d'accomplir volontairement sa loi connue, honneur qui constitue la notion même
de la liberté, et qui, d'emblée, transforme l'activité instinctive en activité
rationnelle et consciente.
En un mot, la moralité ou détermination du bien, la science ou détermination du
vrai, l'art ou détermination du beau, voilà ce dont manquait la terre avant
l'homme, et ce dont il était réservé à l'homme de la doter et de l'embellir
comme pontife de la raison et de l'amour dans ce temple désormais consacré au
culte du bien, du vrai et du beau.
Ainsi envisagé, qu'est-ce donc que l'artiste ? Quelle est sa fonction vis-à-vis
des
données et, si je puis ainsi parler, de la mise de fonds de la nature ?
La sublime fonction de l'homme, c'est d'être positivement, et à la lettre, un
nouveau créateur de la terre, C'est lui qui, en tout, est chargé de la faire ce
qu'elle doit devenir. Non seulement par la culture matérielle, mais par la
culture intellectuelle et morale, c'est-à-dire par la justice, l'amour, la
science, les arts, l'industrie, la terre ne s'achève, ne se conclut que par
l'homme à qui elle a été confiée pour qu'il la mit en œuvre, « ut operatur
terram », selon le vieux texte sacré de la Genèse.
L'artiste n'est donc pas simplement une sorte d'appareil mécanique sur lequel se
réfléchit ou s'imprime l'image des objets extérieurs et sensibles ; c'est une
lyre vivante et consciente que le contact de la nature révèle à elle-même et
fait vibrer ; et c'est précisément cette vibration qui est
l'indice de la vocation artistique et la cause première de l'œuvre d'art.
Toute œuvre d'art doit éclore sous la lumière personnelle de la sensibilité,
pour se consommer dans la lumière impersonnelle de la raison. L'art, c'est la
réalité concrète et sensible fécondée jusqu'au beau par cette autre réalité,
abstraite et intelligible, que l'artiste porte en lui-même et qui est son idéal,
c'est-à-dire cette révélation intérieure, ce tribunal suprême, celle vision
toujours croissante du terme final vers lequel il tend de toute l'ardeur de son
être.
S'il était possible de saisir directement l'idéal, de le contempler face à face
dans la vision complète de sa réalité, il n'y aurait plus qu'à le copier pour le
reproduire, ce qui reviendrait à un véritable réalisme, supérieur assurément,
mais définitif et qui, du même coup, supprimerait chez l'artiste
les deux facteurs de son œuvre, la fonction
personnelle qui constitue son originalité, et la fonction esthétique qui
constitue sa rationalité.
1. Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies du 25 octobre 1886. ***
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