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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - M. Camille Saint-Saëns, Henri VIII (1/4) > M. Camille Saint-Saëns, Henri VIII (1/4) M. CAMILLE SAINT-SAENS
— HENRI VIII —
Lorsque, après des années de persévérance et de lutte, un artiste de haute
valeur est parvenu à conquérir, dans l'opinion publique, la grande situation à
laquelle il a droit, chacun s'écrie, — même ceux qui lui ont fait l'opposition
la plus rétive : — « Que vous avais-je toujours dit? qu'on finirait par se
rendre. » Voilà vingt-cinq ans et plus (car c'était un prodigieux enfant),
que M. Saint-Saëns a fait son apparition dans le monde musical. Combien de fois,
depuis lors, ne m'a-t-on pas dit : « Saint-Saëns? Ah bah! Vraiment? Vous
croyez?.., Comme pianiste, comme organiste, oh! certainement; je ne dis pas;
mais comme compositeur? Est-ce que... réellement... vous trouvez?...» Et tous
les vieux clichés de ce genre. Eh bien, oui; je trouvais, et je n'étais pas le
seul; et aujourd'hui, c'est tout le monde qui trouve. Les défiances sont tombées
: les préjugés sont vaincus : M. Saint-Saëns est dans la place; il n'a plus qu'à
dire : « J'y suis, j'y reste. » Il demeurera une des illustrations de son art et
de son temps.
D'après une opinion admise, paraît-il, chez certains artistes, il serait
convaincu que, si l'on dit du bien de l'œuvre d'un confrère, cela signifie
naturellement qu'on en pense du mal, — et réciproquement.
Eh! pourquoi donc cela? Pour avoir du talent ou du génie, est-il nécessaire de
le refuser à d'autres? Est-ce que Beethoven a tué Mozart? Est-ce que Rossini
empêchera Mendelssohn de vivre? Croyez-vous, comme le dit Célimène :
Que c'est être savant que trouver à redire.
Craignez-vous qu'il n'y ait plus de place pour vous ? Oh ! quant à cela,
rassurez-vous; dans le temple de la Gloire, il restera toujours plus de places
libres qu'il n'y en aura jamais d'occupées. S'il y en a une pour vous, elle vous
attend; le tout est de la prendre.
Mais non. Ce qu'on craint, c'est de n'être pas le premier. Hé, mon Dieu ! cette
préoccupation chagrine et inquiète du mérite relatif est ce qu'il y a au monde,
de plus contraire au mérite réel et véritable : c'est toujours la vilaine
histoire de l'amour-propre usurpant la place et les devoirs de l'amour. Aimons notre art; défendons
honnêtement et vaillamment quiconque le sert avec noblesse et courage ; ne
retenons pas la vérité « captive dans l'injustice »; la conscience publique
saura, demain, ce que l'on s'efforce de lui cacher aujourd'hui; le seul parti
honorable à prendre, c'est de préparer le jugement de la postérité, ce vox
populi, vox Dei, qui ne fixe pas les rangs par faveur ou, chose pire encore, par
intérêt, mais qui prononce dans l'infaillible et immortelle justice. Taire la
vérité, c'est prouver qu'on ne l'aime pas; souffrir parce qu'un autre l'a mieux
servie qu'on n'a pu le faire soi-même, c'est montrer qu'on voulait pour soi
l'hommage qui n'est dû qu'à elle seule.
Faisons la lumière autant que nous le pouvons ; il n'y en a jamais trop.
1. avril 1883. ***
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