Accueil de la bibliothèque > Charles Gounod - Mémoires d'un artiste
CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - La nature et l'art (2/3) > La nature et l'art (2/3)
Telle n'est pas la position de l'idéal vis-à-vis de l'œuvre d'art. L'idéal n'est
reproductible d'aucune façon adéquate ; il est un pôle d'attraction, une force
motrice, on le sent, on le subit; c'est « l'excelsior » indéfini, le
«desideratum» impérieux dans l'ordre du beau, et la persistance de son
témoignage intime est la garantie même de son insaisissable réalité. Dégager du
réel inférieur et imparfait la notion qui détermine et mesure le degré de
conformité ou de désaccord de ce réel dans la nature avec sa loi dans la raison,
telle est la fonction supérieure de l'artiste ; et ce contrôle du réel dans la
nature par sa loi dans la raison est ce qu'on nomme « l'esthétique ».
L'esthétique est la « rationalité du beau ».
Dans l'art, comme en tout, le rôle de
la raison est de faire équilibre à la passion ; c'est pourquoi les œuvres d'un
ordre tout à fait supérieur sont empreintes de ce caractère de tranquillité qui
est le signe de la vraie force, « maîtresse de son art jusqu'à le gourmander ».
Dans cette collaboration de l'artiste avec la nature, c'est, nous l'avons vu,
l'émotion personnelle qui donne à l'œuvre d'art son caractère d'originalité.
On confond souvent l'originalité avec l'étrangeté ou bizarrerie ; ce sont
pourtant choses absolument dissemblables. La bizarrerie est un métal anormal,
maladif; c'est une forme mitigée de l'aliénation mentale et qui rentre dans la
classe des cas pathologiques : c'est, comme l'exprime fort bien son synonyme
l'excentricité, une déviation par la tangente.
L'originalité, tout au contraire, est le rayon distinct qui rattache l'individu
au
centre commun des esprits. L'œuvre d'art étant le produit d'une mère commune qui
est la nature et d'un père distinct qui est l'artiste, l'originalité n'est pas
autre chose qu'une déclaration de paternité ; c'est le nom propre associé au nom
de famille; c'est le passeport de l'individu régularisé par la communauté.
Toutefois, l'œuvre de l'artiste ne consiste pas uniquement dans l'expression de
sa personne, ce qui en est la marque distinctive, il est vrai, la physionomie
propre, mais, aussi et par cela même, la limite. En effet, si, par la
sensibilité, l'artiste se trouve en contact avec les données de la nature, il
entre, par la raison, en contact avec l'idéal, en vertu de cette loi de
transfiguration qui doit s'appliquer à toutes les réalités qui existent, pour
les rapprocher, de plus en plus, des réalités qui sont, autrement dit, de leur
prototype parfait.
Qu'on me permette de citer un mot qui me semble fournir sinon une preuve, du
moins une formule assez frappante des considérations qui précèdent.
Sainte Thérèse, cette femme éminente que l'éclat de ses lumières a fait placer
au nombre et au rang des plus illustres docteurs de l'Église, disait qu'elle ne
se rappelait pas avoir jamais entendu un mauvais sermon. Dès qu'elle le dit, je
ne demande pas mieux que de l'en croire. Il faut, néanmoins, convenir que, si la
grande sainte ne s'est point fait illusion, il y a eu là, en faveur de son temps
ou, tout au moins, de sa personne, une grâce tout à fait spéciale et qui n'est
certes pas une des moindres que Dieu puisse accorder à ses fidèles.
Quoi qu'il en soit, et sans vouloir aucunement révoquer en doute la sincérité
d'un pareil témoignage, il y a moyen de l'expliquer, de le traduire, et de
comprendre
comment et jusqu'à quel degré parfois prodigieux la relation inexacte d'un fait
peut se concilier avec la véracité absolue du témoin.
Pourquoi sainte Thérèse ne se souvenait-elle pas d'avoir jamais entendu un
mauvais sermon ? C'est parce que tous ceux qu'elle entendait au dehors étaient
spontanément transfigurés et littéralement créés à nouveau par la sublimité de
celui qu'elle entendait en permanence au fond d'elle-même : c'est parce que la
parole du prédicateur, si dénuée qu'elle fût de prestige littéraire et
d'artifices oratoires, l'entretenait de ce qu'elle aimait le plus au monde, et
qu'une fois emportée dans cette direction et à cette hauteur, elle ne voyait
plus et n'entendait plus que le Dieu même de qui on lui parlait.
« Prenez mes yeux », disait un peintre célèbre, à propos d'un modèle que son
interlocuteur trouvait affreux; « Prenez mes yeux, monsieur, et vous le
trouverez sublime! »
C'est ainsi qu'un grand artiste se révélera soudainement à lui-même et plongera,
d'un regard instantané, jusque dans les profondeurs de son art, au simple
contact d'une œuvre même de médiocre valeur, mais qui aura suffi pour faire
jaillir en lui la divine étincelle où se reconnaît le génie. Qui sait si le
Barbier de Séville et Guillaume Tell n'ont pas eu pour berceau le tréteau
paternel qui a commencé l'éducation musicale de Rossini?
Passer des réalités extérieures et sensibles à l'émotion, puis de l'émotion à la
raison, telle est la marche progressive du développement intellectuel; c'est ce
que saint Augustin résume admirablement dans une de ces formules si nettes et si
lumineuses que l'on rencontre à chaque pas dans ses
œuvres : « Ab exlerioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora », du
dehors au dedans, du dedans au-dessus.
L'art est une des trois incarnations de l'idéal dans le réel; c'est une des
trois opérations de cet esprit qui doit renouveler la face de la terre; c'est
une des trois renaissances de la nature dans l'homme; c'est, en un mot, une des
trois formes de cette « autogénie » ou « immortalité propre » qui constitue la
résurrection de l'humanité, en vertu de ses trois puissances créatrices
fonctionnellement distinctes mais substantiellement identiques, à savoir :
l'amour, raison de l'être, la science, raison du vrai, l'art, raison du beau. ***
Accueil
- Avertissement
- L'enfance
- L'Italie
- L'Allemagne
- Le retour
- Lettres
- De l'artiste dans la société moderne
- L'Académie de France à Rome
- La nature et l'art
- Préface à la correspondance d'Hector Berlioz
- M. Camille Saint-Saëns, Henri VIII
|