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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'académie de France à Rome (3/3) > L'académie de France à Rome (3/3) Qu'est-ce donc, après tout, que ce prétendu naturalisme dans l'art? J'avoue que
je serais bien aise d'être édifié sur le sens
qu'on attache à ce mot, dont on semble faire le drapeau d'un grief et la
revendication d'un droit méconnu par le despotisme de la routine.
Veut-on dire que, dans les arts, il faut, avant tout, s'appuyer sur la nature,
la prendre pour point de départ? En ce sens, tous les maîtres sont d'accord.
Mais l'art ne doit pas en rester là ; et Raphaël qui, je suppose, connaissait
bien la nature, n'a-t-il pas donné de l'art cette définition aussi admirable que
trop peu méditée : « L'art ne consiste pas à faire les choses comme la nature
les fait, mais comme elle devrait les faire ! » Paroles sublimes qui disent
clairement que l'art est, par-dessus tout, un choix, une préférence, une
véritable sélection, ce qui suppose une initiation de l'entendement à un
critérium particulier d'appréciation.
Si la nature est tout et l'éducation rien,
si la foule en sait aussi long que les maîtres, comment donc le Temps fait-il
constamment justice de ces jugements éphémères qui ont accueilli, les uns avec
transport tant d'œuvres bientôt oubliées, les autres avec dédain tant de
chefs-d'œuvre acclamés, depuis, par l'admiration de l'infaillible postérité?
Que la foule soit juge, peut-être, en matière de drame, je l'accorde ; et
encore, cet aveu serait-il susceptible de bien des restrictions, si l'on songe à
la quantité prodigieuse d'œuvres qui ont passionné nos pères et qui nous
laissent aujourd'hui assez indifférents. Mais, abstraction faite de ces
revirements de la popularité, il s'en faut bien que l'art ne soit que dans le
drame! Il n'y a pas l'ombre d'analogie entre les secousses violentes provoquées
par un coup de théâtre saisissant, et les jouissances sereines et nobles que
procure une œuvre d'un art exquis et consommé :
nul ne s'avisera d'établir un parallèle entre les émotions produites par un
mélodrame du boulevard et celles qu'éveillent les frises du Parthénon ou la
Dispute du Saint-Sacrement. Il y a la tout l'abîme qui sépare le domaine des
sensations de celui de l'intelligence.
Que dire, enfin, des incalculables bienfaits de cette retraite et de cette
sécurité loin des bruits fiévreux et des constantes préoccupations de chaque
jour? Que dire de ce silence où l'on apprend à écouter ce qui se passe au fond
de soi-même ? Que dire de ces solitudes profondes, de ces horizons dont les
lignes majestueuses semblent conserver le magique pouvoir de ravir la pensée
jusqu'à la hauteur des grands événements dont ils furent les témoins ? Et ce
Tibre, dont les eaux sévères gardent, avec la terreur des forfaits qu'elles ont
engloutis, la tranquillité de cette campagne romaine au sein de laquelle elles
se déroulent!
Et Rome elle-même, elle seule, cette triple Rome dont le front a reçu de la main
des siècles la tiare auguste que porte son Pontife Suprême, et d'où rayonne, sur
le monde, la lumière sans déclin de l'éternelle Vérité ! Quel niveau ! quel
diapason ! quel milieu pour qui sait se recueillir !
Ah ! que l'on ne vienne plus agiter devant nous ces mots équivoques et sonores
de naturalisme, de réalisme et autres semblables. Oui, l'Art c'est la Nature,
d'abord; mais la Nature vérifiée, contrôlée, pesée, en un mot jugée au tribunal
d'un discernement qui l'analyse et d'une raison qui la rectifie et la restaure :
l'Art est une réparation des défaillances et des oublis du Réel ; c'est
l'immortalisation des choses mortelles par une élimination clairvoyante et non
par un culte servile et aveugle de
leurs côtés défectueux et périssables. Conservons-la donc à tout prix, envers et
contre tout, cette belle Ecole de Home dont les archives portent des noms comme
ceux de David, d'Ingres, de Flandrin, de Regnault, de Duret, d'Hérold,
d'Halévy, de Berlioz, de Bizet, qui ne sont pas, que je sache, pour autoriser la
pitié hautaine dont on essaie de flétrir une dynastie déjà plus que séculaire.
Défendons de toutes nos forces cet asile sacré qui abrite la croissance de
l'artiste loin de l'obsession prématurée des besoins de la vie, et le prémunit,
à la fois, contre les suggestions du mercantilisme et contre les vulgaires
triomphes d'une popularité sans noblesse et sans lendemain. ***
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