Accueil de la bibliothèque > Charles Gounod - Mémoires d'un artiste
CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'académie de France à Rome (2/3) > L'académie de France à Rome (2/3) Théophile Gautier le disait avec
raison :
« Si j'écris mieux que beaucoup d'autres, c'est que j'ai appris mon métier, et
que j'ai un plus grand nombre de mots à mes ordres. » Mais, poursuit
l'objection, quantité d'artistes éminents n'ont pas été pensionnaire de l'Ecole
de Rome.
Cela est vrai, et je m'empresse d'ajouter (ce dont, au reste, l'opposition a peu
de mérite a se targuer si haut) que, pour avoir été pensionnaire de l'Ecole de
Rome, on n'en revient pas nécessairement un homme supérieur. Mais que faut-il en
conclure? Que Rome n'a pas fait le miracle de donner ce que la nature avait
refusé ? C'est évident, et ce serait par trop commode d'avoir du génie au prix
d'un voyage que tout le monde peut faire. Mais ce n'est pas là du tout ce dont
il s'agit. Il s'agit de savoir si, étant donné une organisation d'artiste, Rome
n'exerce pas sur cette organisation une influence incontestable et incomparable
sous le rapport de l'élévation de la pensée et du développement artistique.
Cette considération m'amène à examiner l'utilité du séjour à Rome pour les
musiciens compositeurs.
Passe encore, dit-on, d'envoyer en Italie des peintres, des sculpteurs, des
architectes, des graveurs ; ils trouvent là une collection considérable de
chefs-d'œuvre qui peuvent du moins les intéresser en raison de l'art spécial
auquel ils appartiennent. Mais un musicien! Que va-t-il faire à Rome? Quelle
musique y entendre ? Quel bénéfice en retirer pour son art ?
Il faut, en vérité, que ceux qui produisent de pareilles objections aient bien
peu réfléchi à ce que c'est qu'un artiste. Croit-on donc que l'artiste soit tout
entier dans la seule technique de son art? Comme si le métier, dans
l'art, était tout! Comme si l'on ne pouvait pas être un praticien habile et
un artiste vulgaire! un rhéteur consommé en même temps qu'un écrivain sans
style ou un orateur sans flamme ! Eh quoi ! l'éloquence et la virtuosité ne sont
qu'une seule et même chose ? Il n'y a nulle différence entre l'homme et
l'instrument ? On oublie donc que, sous l'artisan, il y a l'artiste, c'est-à-dire
l'homme, et que c'est lui qu'il faut atteindre, éclairer, transporter,
transfigurer enfin, jusqu'à lui faire aimer éperdument cette incorruptible
beauté qui fait, non pas le succès d'un moment, mais l'empire sans fin de ces
chefs-d'œuvre qui resteront les flambeaux et les guides de l'Humanité en fait
d'art, depuis l'Antiquité jusqu'à la Renaissance, et jusqu'à nos jours, et après
nous, et toujours!
Ignore-t-on, ou feint-on d'ignorer les lois immuables de nutrition et
d'assimilation qui régissent le développement et le perfectionnement de tout
organisme ? Mais si
le musicien n'a besoin que de musique pour se développer et se perfectionner, je
ne demanderai plus seulement pourquoi on l'envoie à Rome, où il n'a que faire
d'aller contempler les fresques de Raphaël et de Michel-Ange au Vatican, cette
colline qui garde tous les oracles ! Je demanderai à quoi lui sert de lire
Homère, Virgile, Tacite, Juvénal, Dante et Shakespeare, Molière et La Fontaine,
Bossuel et Pascal, en un mot tous les grands nourriciers de la forme et de la
pensée humaines ? A quoi bon tout cela? Ce n'est pas de la musique...
Non, sans doute ; mais c'est de l'art, aussi moderne qu'ancien, de l'art
immortel et universel, et c'est de cet art-là que l'artiste — non l'artisan —
doit faire sa nourriture, sa santé, sa force et sa vie. ***
Accueil
- Avertissement
- L'enfance
- L'Italie
- L'Allemagne
- Le retour
- Lettres
- De l'artiste dans la société moderne
- L'Académie de France à Rome
- La nature et l'art
- Préface à la correspondance d'Hector Berlioz
- M. Camille Saint-Saëns, Henri VIII
|