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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - De l'artiste dans la société moderne (5/5) > De l'artiste dans la société moderne (5/5) Chacun se rappelle le mot célèbre d'un de nos plus grands poètes :
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.
Il ne s'agit pas, en effet, que tous les verres soient de môme grandeur ;
l'essentiel est qu'ils soient toujours pleins. Un nain, tout couvert d'or, se
trouverait aussi bien partagé qu'un géant, si, pour tous deux, le bonheur
suprême consistait à être tout couvert d'or. C'est l'ingénieuse comparaison
imaginée par saint François de Sales au sujet des élus, pour expliquer l'égalité
du bonheur dans l'inégalité de la gloire ; comparaison si fine et si juste qu'on
peut l'appliquer à tous les degrés de la vie et à toutes les formes de la
perfection.
Il n'est pas donné à chacun d'être un de ces fleuves majestueux dont les eaux
répandent partout la fertilité sur leur passage ;
mais le plus humble ruisseau, si l'onde en est pure et limpide, reflète le ciel
aussi bien que les plus vastes rivières et que les profondeurs de l'Océan.
« Je le conduirai dans la solitude, et là je parlerai à son cœur », dit un
prophète hébreu.
L'excellent auteur de l'Imitation exprime ainsi la même pensée ; « L'habitude de
la retraite en augmente le charme. »
— Enfin, dit-on encore avec un air gracieux, que voulez-vous ? ce sont les
inconvénients de la célébrité !...
Autre formule dont il serait grand temps de faire justice : car, en conscience,
être dévoré parce qu'on n'est plus ignoré, voilà qui est un bénéfice
médiocrement enviable. On ne saurait assez le redire : ce n'est pas la personne
de l'artiste qui appartient au monde ; ce sont ses œuvres : or, point d'œuvres
fortes, homogènes, durables, avec
un travail constamment interrompu et morcelé. Que le monde se pénètre donc de ce
dernier conseil adressé par Molière à l'illustre ministre de qui je parlais tout
à l'heure :
Souffre que, dans leur art, n'avançant chaque jour,
Par leurs ouvrages seuls ils
te fassent la cour.
Une trop large part accordée aux relations sociales expose encore l'artiste à un
autre danger duquel il n'est peut-être pas inutile de dire deux mots.
A force d'entendre bourdonner autour de lui tant d'opinions diverses, d'éloges,
de critiques, d'engouements pour telles productions en vogue, l'artiste en
arrive insensiblement à douter de lui, de sa nature, des dictées de son émotion
personnelle, qui lui indiquait la route à suivre, et il finit par se sentir dans
un dédale inextricable ; la voix de son guide intérieur
disparaît dans le bruit de ce tourbillon, et c'est aux caprices d'une faveur
inconstante comme la mode qu'il mendie vainement le point d'appui qu'elle ne
peut donner. On dit : « Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son. » Cela
dépend du métal et de la fonte de la cloche, qui, lorsqu'elle est parfaite,
donne une admirable série de vibrations harmoniques. Mais entendre à la fois
toutes les cloches, quelle horrible cacophonie!
Lorsque, par un de ces temps d'orage qui rendent la respiration pénible et
oppressée, nous disons qu'il fait lourd, nous employons un terme inexact ; il
fait, au contraire, très léger : ce que nous appelons pesanteur n'est qu'une
raréfaction, un déficit de la quantité d'air dont nous avons besoin pour
respirer librement.
Il en est de même de l'atmosphère intellectuelle. Le savant, l'artiste, le poète
et bien d'autres encore ont, eux aussi, leur
atmosphère spéciale, et, par conséquent, leurs conditions spéciales de
respiration et d'asphyxie : gardons-nous de les enlever à l'élément qui les fait
vivre, et de les étouffer sous ce que Joseph de Maistre a si justement appelé «
l'horrible poids du rien ».
Oh ! je le sais et je le confesse, l'artiste est
un être à part, singulier, anormal, bizarre: c'est un original. D'accord. S'il
en fait souffrir, il en souffre aussi, et souvent beaucoup plus qu'on ne croit.
Mais, après tout, c'est peut-être à ce qu'il est qu'il faut s'en prendre de ce
qui lui manque, comme, peut-être aussi, est-ce un peu à ce qui lui manque qu'il
doit ce qu'il vaut. Prenons-le donc pour ce qu'il est, laissons-le être tel
qu'il est; c'est le seul moyen de le laisser devenir tout ce qu'il peut être. ***
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