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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Lettres > Lettres
IV
A MONSIEUR H. LEFUEL,
A Gênes, poste restante.
Si M. Lefuel ne vient pas réclamer ses lettres à Gênes, lui envoyer celle-ci à
l'Académie de France, à Rome.
Vienne, le 21 août 1842 (lundi).
Mon cher Hector,
J'ai reçu, l'autre semaine, une lettre d'Hébert, auquel j'avais écrit le premier
de Vienne ; il m'apprend que tu es quelque part autour de Gènes, mais il ne peut
pas
me dire au juste où tu es. Comme tu m'as abandonné tout le long de mon voyage,
cher ami, et que je n'ai trouvé ni à Florence ni à Venise ni à Vienne une ligne
de tes nouvelles, je me suis vu obligé de demander à quelque ami commun si, par
hasard, il ne saurait pas ton adresse et s'il ne pourrait pas me la donner. Par
la réponse que j'ai reçue d'Hébert, j'ai vu qu'il avait été plus heureux que
moi, puisqu'il savait au moins où tu étais et où il pouvait te donner de ses
nouvelles en recevant des tiennes. Tu sais pourtant bien, abominable et
monstrueux père, combien ton fils aurait été content de voir quelques lignes de
toi! mais tout le long du voyage, pas une panse d'A! moi, de mon côté, comment
t'écrire? partout j'en ai eu envie, nulle part je n'en ai eu par toi le moyen.
D'un autre côté, je crains maintenant que cette lettre-ci ne te trouve déniché
d'où tu
étais : de sorte que cette incertitude m'a décidé à prendre pour l'adresse de ma
lettre les précautions que tu vois. Si j'étais près de toi, va, je te gronderais
bien fort. Comment! tes entrailles patriarcales ont donc dégénéré au point de
n'avoir plus besoin d'envoyer quelques-unes de ces bonnes lignes auxquelles tu
sais que ton premier-né est si sensible ! avec ton nom et ton adresse, si tu
n'avais pas le temps d'écrire, moi au moins j'aurais pu te tenir au courant de
tout ce qui m'avait intéressé, de ce qui m'intéresse encore aujourd'hui, choses
auxquelles je ne puis pas te croire indifférent. Enfin, cher et très cher père
et ami, maintenant que je t'ai bien grondé, j'oublie tes iniquités ; je te
pardonne du fond du cœur, je sais depuis longtemps que cela t'embête d'écrire ;
je sais aussi que tu ne perds pas ton temps, et j'en eu trop souvent la preuve à
Rome pour jeter le manque de tes nouvelles sur le compte de la flânerie. Ainsi
donc, tout est oublié excepté toi.
J'aurais voulu pouvoir te dire déjà depuis longtemps ce qui m'arrive d'heureux
ici : c'est de pouvoir faire exécuter à grand orchestre, le 8 septembre, dans
une des églises de Vienne, ma messe de Rome, qui a été jouée à
Saint-Louis-des-Français à la fête du Roi. C'est un grand avantage et qui n'est
encore échu à aucun pensionnaire : je dois cela à la connaissance de quelques
artistes fort obligeants qui m'en ont fait connaître d'autres, influents. A
Vienne, je travaille; je n'y vois que très peu de monde, je ne sors presque pas
; je suis jusqu'au cou dans un requiem à grand orchestre qui sera probablement
exécuté en Allemagne le 2 novembre. On m'a déjà offert ici, dans l'église où
sera jouée ma messe de Rome, de m'exécuter aussi mon requiem. Comme je ne sais
pas encore
jusqu'à quel point je serai satisfait de l'exécution, je n'ai encore rien décidé
à part moi. A Berlin, par la connaissance de madame Henzel et de Mendelssohn,
il serait fort possible que j'obtinsse une exécution beaucoup plus belle qu'a
Vienne, et qui aurait l'avantage de me donner une position meilleure aux yeux
des artistes. A Vienne, je suis toujours libre d'accepter : si je suis content
de l'exécution de ma messe du 8 septembre, je me déciderai à donner mon requiem
ici; sinon, je le porte à Berlin. Madame Henzel, lorsqu'elle était à Rome, me
disait : « Quand vous viendrez en Allemagne, si vous avez de la musique à faire
jouer, mon frère pourra vous être d'un grand secours. » Je lui ai écrit à
Berlin, il y a quelques jours, et, comme je dois partir d'ici le 12 septembre
pour faire une tournée à Munich, Leipzig, Berlin, Dresde, Prague, je la prie de
vouloir bien
me dire si elle croit que je puisse ou non arriver à Berlin avec des projets d'y
faire jouer de ma musique ; sa réponse influencera encore ma décision à cet
égard. Si elle me dit oui, je reste à Berlin jusque dans les premiers jours de
novembre, et puis je reviens ensuite à Paris ; sinon, il me faut redescendre à
Vienne, où je reviens en quatre jours par les chemins de fer. Il y en a un qui
va de Vienne à Olmutz, et qui me fait faire près de soixante lieues. Si je dois
rester à Berlin pour mon requiem, je serai obligé d'arranger mon voyage
différemment et de le faire ainsi : Munich, Prague, Dresde, Leipzig, Berlin. Au
reste, je t'en informerai quand j'en serai sûr.
J'ai bien des fois regretté notre belle Rome, cher Hector, et j'envie bien le
sort de ceux qui y sont encore ; ce n'est presque que dans le souvenir de ce
beau pays
que je trouve vraiment quelque charme et quelque bonheur : si tu savais ce que
c'est que tous les pays que j'ai traversés, quand on les compare à l'Italie!
La dernière chose qui m'ait bien vivement et profondément impressionné, c'est
Venise! tu sais combien c'est beau : ainsi je ne m'étalerai pas en
descriptions, ni en extases, tu me comprends.
Tu as probablement appris de ton côté, cher ami, la mort de notre bon camarade
Blanchard. Je mesure à l'affliction que j'en ai eue celle que lu as dû éprouver,
toi, qui étais plus étroitement lié que moi avec lui. Voilà, cher, comme on est
sûr de se revoir quand on se quitte, et, bien qu'il n'y ait rien de plus banal,
il n'y a rien de plus terriblement nécessaire que de mettre au bas de chacune de
ses lettres :
Adieu, cher ami, adieu; je t'embrasse comme je t'aime, c'est-à-dire en ami
comme un frère : j'espère toujours que nous nous reverrons.
Adieu, tout à toi de
cœur,
CHAULES GOUNOD. ***
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