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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Le retour (6/8) > Le retour (6/8) Peu de jours après mon mariage, je fus nommé Directeur de l'orphéon et de
l'enseignement du chant dans les écoles communales de la Ville de Paris. Je
remplaçais, à ce poste, M. Hubert, élève et successeur lui-même de Wilhem, le
créateur de cette institution.
Ces fonctions que j'ai remplies pendant huit ans et demi ont exercé une heureuse
influence sur ma carrière musicale par l'habitude qu'elles m'ont conservée de
diriger et d'employer de grandes masses
vocales traitées dans un style simple et favorable à leur meilleure sonorité.
Ma troisième tentative musicale au théâtre fut la Nonne sanglante, opéra en cinq
actes de Scribe et Germain Delavigne. Nestor Roqueplan, qui était toujours
directeur de l'Opéra, s'était pris d'affection pour Sapho et d'amitié pour moi :
il disait qu'il me trouvait une tendance à « faire grand ». C'était lui qui
avait désiré que j'écrivisse pour l'Opéra un ouvrage en cinq actes. La Nonne
sanglante fut écrite en 1852-53; mise en répétition le 18 octobre 1853, laissée
de côté et successivement reprise à l'étude plusieurs fois, elle vit enfin la
rampe le 18 octobre 1854, un an juste après sa première répétition. Elle n'eut
que onze représentations, après lesquelles Roqueplan fut remplacé à la direction
de l'Opéra par M. Crosnier. Le nouveau directeur ayant
déclaré qu'il ne laisserait pas jouer plus longtemps une « pareille ordure », la
pièce disparut de l'affiche et n'y a plus reparu depuis.
J'en eus quelque regret. Le chiffre excellent des recettes n'autorisait
assurément pas une mesure aussi radicale et aussi sommaire. Mais les décisions
directoriales ont parfois, dit-on, des dessous qu'il serait inutile de vouloir
pénétrer : en pareil cas, on donne des prétextes : les raisons demeurent
cachées. Je ne sais si la Nonne sanglante était susceptible d'un succès durable;
je ne le pense pas : non que ce fût une œuvre sans effet (il y en avait
quelques-uns de saisissants); mais le sujet était trop uniformément sombre; il
avait, en outre, l'inconvénient d'être plus qu'imaginaire, plus
qu'invraisemblable : il était en dehors du possible, il reposait sur une
situation purement fantastique, sans réalité, et par
conséquent sans intérêt dramatique, l'intérêt étant impossible en dehors du vrai
ou, tout au moins, du vraisemblable.
Je crois qu'il y avait a mon actif, dans cet ouvrage, une part sérieuse de
progrès dans l'emploi de l'orchestre; certaines pages y sont traitées avec une
connaissance plus sûre de l'instrumentation et avec une main plus expérimentée ;
plusieurs morceaux sont d'une bonne couleur, entre autres le chant de la
Croisade, avec Pierre l'Ermite et les chœurs, au premier acte; au second acte,
le prélude symphonique des Ruines, et la marche des Revenants; au troisième
acte, une cavatine du ténor, et son duo avec la Nonne.
Mes principaux interprètes furent mesdemoiselles Wertheimber et Poinsot , MM.
Gueymard, Depassio et Merly.
Je me consolai de mon déboire en écrivant une symphonie (n° 1, en ré) pour la Société des Jeunes artistes, qui venait
d'être fondée par Pasdeloup et dont tous les concerts avaient lieu salle Herz,
rue de la Victoire. Cette symphonie fut bien accueillie, et cet accueil me
décida à en écrire pour la même société, une seconde (n° 2, en mi bémol), qui
obtint aussi un certain succès. J'écrivis, à cette même époque, une messe
solennelle de Sainte-Cécile qui fut exécutée avec succès par l'Association des
artistes musiciens, le 22 novembre 1855, dans l'église Saint-Eustache, pour la
première fois, et qui a été jouée plusieurs fois depuis ; elle est dédiée à la
mémoire de mon beau-père, Zimmerman, que nous avions perdu le 29 octobre 1853.
Un autre malheur vint frapper notre famille : le 6 août 1855, la mort nous
enleva une sœur aînée de ma femme, Juliette Dubufe, femme d'Edouard Dubufe,
le peintre, nature douée d'un rare assemblage des plus charmantes qualités joint
à un talent exceptionnel de sculpteur et de pianiste. « Bonté, esprit, talent »,
telle fut l'inscription simple, mais aussi méritée qu'éloquente, qui résuma
l'éloge et les regrets inspirés par cette femme dont la grâce exquise captivait
irrésistiblement ceux qui l'approchaient. ***
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