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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'Italie (8/9) > L'Italie (8/9) Plus j'avançais dans mon séjour à Rome, plus je m'attachais profondément à cette
ville d'un attrait mystérieux et d'une paix incomparable. Après les lignes
crénelées, volcaniques, bondissantes, du cratère de Naples, les lignes
placides, solennelles, silencieuses de la campagne de Rorne encadrée par les
monts Albains, les montagnes du Latium et la Sabine, le majestueux mont Janvier,
le Soracte, les monts de Viterbe, le Monte Mario, le Janicule, me causaient
l'impression douce et sereine d'un cloître à ciel ouvert. Un de mes sites de
prédilection, dans les environs de Rome, était le village
de Nemi, avec son lac que l'œil découvre au fond d'un vaste cratère et qui est
entouré de bois touffus d'une végétation splendide. Le tour du lac, par la route
supérieure, est une des plus ravissantes promenades qu'il soit possible de rêver
: faite par un beau jour et terminée par un coucher de soleil tel qu'il m'a été
donné de le contempler en apercevant la mer des hauteurs de Gensano, c'est un
souvenir enchanteur et ineffaçable.
Mais les environs de Rome abondent en sites admirables et fournissent au
voyageur et au touriste une série inépuisable d'excursions : Tivoli, Subiaco,
Frascati, Albano, l'Ariccia, et mille autres lieux tant de fois explorés par les
peintres paysagistes, sans parler de ce Tibre dont les bords ont un caractère si
noble et si majestueux.
Parmi les merveilles d'art qu'on ne rencontre qu'à Rome, comment passerais-je sous silence, dans ces souvenirs de ma
jeunesse, une œuvre d'une beauté incomparable qui se partage, avec la chapelle
Sixtine, l'intérêt et la gloire du Vatican? Je veux parler de ces immortelles
peintures de Raphaël dont l'ensemble compose ce que l'on nomme « les Loges » et
« les Stances » : « le Loggie e le Stanze ». C'est là que se trouvent ces pages
immortelles de l'École d'Athènes et de la Dispute de Saint-Sacrement, dans la
salle (stanza) dite « de la Signature ». Ces deux chefs-d'œuvre, parmi tant
d'autres dus au pinceau de ce peintre unique, ont porté si haut le prestige de
la beauté qu'il semble impossible qu'on les surpasse jamais. Et pourtant, tel
est l'ascendant irrésistible du génie que cet homme qui n'a pas son pareil, cet
homme dont les siècles ont placé le nom au sommet de la gloire, ce Raphaël
enfin, a été
troublé par Michel-Ange! Il a subi l'étreinte de ce Titan ; il a fléchi sous le
poids de ce colosse, et ses dernières oeuvres portent la trace de l'hommage
rendu à l'inspiration grandiose de ce vaste et puissant cerveau qui a dépassé
les proportions humaines.
Raphaël est le premier; Michel-Ange est le seul. Chez Raphaël, la force se
dilate et s'épanouit dans la grâce; chez Michel-Ange, c'est la grâce qui semble,
au contraire, discipliner et soumettre la force. Raphaël vous charme et vous
séduit, Michel-Ange vous fascine et vous écrase. L'un est le peintre du Paradis
terrestre; l'autre semble plonger, avec le regard de l'aigle, comme le captif de
Pathmos, jusque dans le séjour enflammé des séraphins et des archanges. On
dirait que ces deux grands évangélistes de l'Art ont été placés là, l'un près de
l'autre, dans la plénitude des temps esthétiques, pour que celui qui avait reçu
le don de la beauté sereine et parfaite fût un abri salutaire contre les
splendeurs éblouissantes révélées au chantre des Apocalypses.
Une analyse détaillée des innombrables chefs-d'œuvre qui se trouvent à Rome
sortirait des bornes de ces Mémoires où j'ai voulu surtout retracer les
circonstances principales de ma jeunesse et de ma carrière artistique...
Ce fut dans l'hiver de 1840-41 que j'eus, pour la première fois, l'occasion de
voir et d'entendre Pauline Garcia, sœur de la Malibran, et qui venait d'épouser
Louis Viardot, alors directeur du Théâtre-Italien à Paris. Elle n'avait pas
encore dix-huit ans, et ses débuts au Théâtre-Italien avaient été un événement.
Elle faisait son voyage de noces avec son mari, et j'eus l'honneur et le plaisir
de lui accompagner, dans le salon de
l'Académie, l'air célèbre et immortel de Robin des Bois. Je fus émerveillé du
talent déjà si majestueux de cette enfant qui annonçait et qui devait être, un
jour, une femme illustre. Je ne la revis qu'au bout de dix ans. — Chose curieuse! à douze ans, j'avais entendu la Malibran dans
l'Otello de Rossini, et j'avais
emporté de cette audition le rêve de me consacrer à l'art musical; à vingt-deux
ans, je faisais la connaissance de sa sœur, madame Viardot, pour qui je devais,
à trente-deux ans, écrire le rôle de Sapho, qu'elle créa, en 1851, sur la scène
de l'Opéra, avec une si éclatante supériorité.
Le même hiver, j'eus le bonheur de faire la connaissance de Fanny Henzel, sœur
de Mendelssohn. Elle passait l'hiver à Rome avec son mari, peintre du roi de
Prusse, et son fils qui était encore enfant. Madame Henzel était une musicienne
hors ligne,
pianiste remarquable, femme d'un esprit supérieur, petite, fluette, mais d'une
énergie qui se devinait dans ses yeux profonds et dans son regard plein de feu.
Elle était douée de facultés rares comme compositeur, et c'est à elle que sont
dues plusieurs mélodies sans paroles publiées dans l'œuvre de piano et sous le
nom de son frère. M. et madame Henzel venaient souvent aux soirées du dimanche, à
l'Académie; madame Henzel se mettait au piano avec cette bonne grâce et cette
simplicité des gens qui font de la musique parce qu'ils l'aiment, et, grâce à
son beau talent et à sa prodigieuse mémoire, je fus initié à une foule de
chefs-d'œuvre de la musique allemande qui m'étaient, à cette époque, absolument
inconnus; entre autres, quantité de morceaux de Sébastien Bach, sonates, fugues
et préludes, concertos, et nombre de compositions de Mendelssohn qui furent pour
moi autant de révélations d'un monde ignoré. M. et madame Henzel quittèrent Rome
pour retourner à Berlin, où je devais les revoir deux ans plus tard. ***
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