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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'Italie (7/9) > L'Italie (7/9) De retour à Rome, je me mis au travail. C'était à l'automne de 1840.
Malgré le professorat qui, pendant la semaine, remplissait du matin au soir
les journées de ma mère, elle trouvait encore le temps de me faire une large
part de correspondance. Ce n'était guère que sur son sommeil qu'elle pouvait prendre les
heures que me consacrait, sous cette forme, sa tendre et constante sollicitude.
Je recevais d'elle des lettres dont la longueur seule me donnait la mesure du
repos dont elle avait dû se priver pour les écrire. Je savais que, dès cinq
heures, elle était levée pour être prête à recevoir sa première élève, qui
arrivait à six heures ; que, fort souvent, l'heure même de son déjeuner était
sacrifiée à une leçon pendant laquelle, pour tout repas, elle avalait une soupe,
ou même un simple morceau de pain avec un verre d'eau rougie ; que ce métier
durait jusqu'à six heures du soir ; qu'après son dîner il lui fallait s'occuper
des mille soins qu'exige l'entretien d'une maison ; qu'elle avait, d'ailleurs, à
écrire à bien d'autres qu'à moi; que, de plus, elle était dame de charité et
travaillait bien souvent de ses
mains pour vêtir les pauvres qu'elle visitait ; mille choses, enfin, qu'on ne
pouvait concilier qu'à force d'ordre et de méthode dans l'emploi du temps : —
c'est qu'elle était douée, au plus haut degré, de ces deux essentielles et
fondamentales qualités sur lesquelles repose toute vie utile et bien remplie. Ah!
par exemple, elle avait rayé de son programme cette plaie de la visite qui
consiste à perdre son temps, du lundi au samedi, pour aller simplement chez les
autres leur faire perdre le leur, et à tuer ce temps qui fait mourir d'ennui
quiconque ne l'emploie pas à vivre. Aussi nous avait-elle élevés avec des
maximes courtes, mais qui en disaient long, et qu'elle nous jetait en passant,
avec ce laconisme des gens qui n'ont pas le temps d'être bavards : — « Qui ne
fait pas de dépenses inutiles trouve toujours moyen de faire les dépenses
nécessaires. » — « Qui ne perd pas une
minute a toujours le temps de faire tout ce qu'il doit. »
Un des amis de notre famille me disait : « Votre mère est, pour moi, non pas un
miracle, mais deux miracles ; je ne sais pas où elle trouve le temps qu'elle
emploie et l'argent qu'elle donne. » Je sais bien, moi, où elle trouvait l'un et
l'autre : dans sa raison et dans son cœur. Plus elle en avait à faire, plus elle
en faisait. C'est l'inverse d'un mot charmant d'Emile Augier, mais qui signifie
absolument la même chose : « J'ai été tellement inoccupé que je n'ai eu le temps
de rien faire. »
Dans les lettres de ma mère, mon cher et excellent frère glissait aussi, de
temps à autre, quelques bonnes paroles et quelques sages conseils à mon adresse.
J'en avais grand besoin, car, je dois le dire, la sagesse n'a jamais été mon
côté fort, et la faiblesse est bien forte quand la raison n'est pas là
pour lui faire contrepoids. Hélas! j'ai assez mal profité de tout cela, et j'en
fais mon mea culpa.
Il y a, a Home, dans le Corso, une église qu'on appelle Saint-Louis-des-Français, et qui est desservie par un chanoine et des prêtres
français. Tous les ans, à
la fête du roi Louis-Philippe, c'est-à-dire le 1er mai, on célébrait, dans cette
église, une messe en musique dont la composition revenait au musicien
pensionnaire. L'année de mon arrivée à Rome, la messe exécutée (messe avec
orchestre) était de mon camarade Georges Bousquet. L'année suivante, ce devait
être mon tour. Craignant qu'avec mes obligations de pensionnaire je n'eusse pas
le temps d'accomplir un travail de cette importance, ma mère m'envoya ma messe
de Saint-Eustache entièrement copiée de sa main sur le manuscrit de ma partition
d'orchestre, dont elle ne voulait ni se
dessaisir ni risquer la perte dans le transport par la poste.
On imagine ce que j'éprouvai en recevant, à Rome, cette nouvelle preuve de la
tendresse et de la patience maternelles. Toutefois je n'en fis pas l'usage
auquel ma mère l'avait destinée : je trouvai qu'il était plus digne d'un artiste
consciencieux de chercher mieux que cela (ce qui n'était pas difficile), et je
poursuivis bravement la nouvelle messe que j'avais commencée en vue de la fête
du roi. Je la composai et j'en dirigeai moi-même l'exécution1. Ce travail me
porta bonheur; outre les félicitations, fort indulgentes assurément, qu'il me
valut, je lui dus la nomination de « Maître de chapelle honoraire à vie » de
l'église Saint-Louis-des-Français, à Rome. Je ne me
doutais guère que, l'année suivante, j'aurais, en Allemagne, l'occasion de la
faire entendre et de la diriger. On verra plus loin quels furent pour moi les
conséquences et les avantages de cette seconde exécution.
1. Sur une répétition de cette messe voir plus loin, une lettre de
Gounod à Lefuel, avec post-scriptum d'Hébert, en date du 4 avril 1841. ***
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