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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'Italie (5/9) > L'Italie (5/9) A côté de cette grande tradition de musique sacrée maintenue par les offices de
la chapelle pontificale, j'avais à faire aussi comme pensionnaire, une part à
l'étude de la musique dramatique. Le répertoire du théâtre, à cette époque,
était à peu près entièrement composé des opéras de Bellini, de Donizetti, de
Mercadante, toutes œuvres qui, malgré les qualités propres et l'inspiration
parfois personnelle de leurs auteurs, étaient, par l'ensemble des procédés, par
leur coupe de convention, par certaines formes dégénérées en formules, autant de
plantes enroulées autour de ce robuste tronc rossinien dont elles n'avaient ni
la sève ni la majesté, mais qui semblait disparaître sous l'éclat momentané de leur feuillage éphémère. Il n'y avait, en
outre, aucun profit musical a recueillir de ces auditions bien inférieures, au
point de vue de l'exécution, à celles qu'offrait le Théâtre-Italien de Paris, où
les mêmes ouvrages étaient interprétés par l'élite des artistes contemporains.
La mise en scène elle-même était parfois grotesque. Je me rappelle avoir
assisté, au Théâtre Apollo, à Rome, à une représentation de Norma, dans laquelle
les guerriers romains portaient une veste et un casque de pompier et un pantalon
beurre frais de nankin à bandes rouge cerise : c'était absolument comique ; on
se serait cru chez Guignol.
J'allais donc rarement au théâtre, et je trouvais plus d'avantages à étudier
chez moi les partitions de mes chers maîtres favoris, les Alceste de Lulli, les
Iphigénies de Gluck,
le Don Juan de Mozart, le Guillaume Tell de Rossini.
Outre les heures d'intimité passées auprès de M. Ingres pendant cette fameuse
période des calques, j'avais la bonne fortune d'être admis à le voir travailler
dans son atelier, et on devine si j'avais garde de ne pas profiter d'une telle
faveur. Pendant qu'il peignait je lui faisais la lecture, et on peut penser que
je m'interrompais plus d'une fois pour le regarder peindre. C'est ainsi que je
l'ai vu reprendre et achever son tableau si exquis de la Stratonice, devenu la
propriété du duc d'Orléans, et sa Vierge à l'hostie, destinée à la galerie de M.
le comte Demidoff. L'histoire de ce dernier tableau offre une particularité très
intéressante dont je fus le témoin. Dans la composition primitive, le premier
plan n'était pas occupé par le ciboire surmonté de la sainte hostie, mais
par une admirable figure de l'Enfant Jésus, couché, endormi, la tête reposant
sur un oreiller dont sa petite main tenait un gland avec lequel il avait l'air
de jouer encore. C'était ou, du moins, cela me semblait quelque chose d'exquis,
comme grâce de dessin, comme charme de peinture, comme abandon d'attitude, que
ce ravissant petit corps si lumineux et si potelé. M. Ingres lui-même en
paraissait très satisfait, et lorsque je le quittai, au moment où le déclin du
jour l'obligea de suspendre son travail, il était enchanté de sa journée. Le
lendemain, dans l'après-midi, je remonte à son atelier : — plus d'Enfant Jésus!
La figure avait disparu, entièrement grattée par le couteau à palette : il n'en
restait plus trace.
— Ah! monsieur Ingres! m'écriai-je consterné.
Et lui, triomphant, l'air résolu :
— Mon Dieu, oui! me dit-il; oui !... souligna-t-il encore.
La splendeur du symbole divin venait de lui apparaître comme supérieure à cette
lumineuse réalité humaine, et, par suite, plus digne des hommages de cette
vierge adorant son fils : il n'avait pas hésité à sacrifier un chef-d'œuvre à
une vérité. C'est à ces nobles préférences, c'est à cette rigueur désintéressée
qu'on reconnaît les hommes dont le privilège et la récompense légitime sont dans
cette autorité inamissible qui les classe parmi les guides et les docteurs des
autres hommes. ***
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