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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'Italie (4/9) > L'Italie (4/9) Il y a des œuvres qu'il faut voir ou entendre dans le lieu pour lequel elles ont
été faîtes. La chapelle Sixtine est un de
ces lieux exceptionnels ; elle est un monument unique dans le monde. Le génie
colossal qui en a décoré les voûtes et le mur de l'autel par ces incomparables
conceptions de la Genèse et du Jugement dernier, ce peintre des Prophètes, avec
lesquels il semble traiter d'égal à égal, n'aura sans doute jamais son pareil,
non plus qu'Homère ou que Phidias. Les hommes de cette trempe et de cette taille
ne se voient pas deux fois : ce sont des synthèses; ils embrassent un monde, ils
l'épuisent, ils le ferment, et ce qu'ils ont dit, nul ne peut plus le redire
après eux. La musique palestrinienne semble être une traduction chantée du vaste
poème de Michel-Ange, et j'inclinerais à croire que les deux maîtres
s'éclairent, pour l'intelligence, d'une lumière mutuelle : le spectateur
développe l'auditeur, et réciproquement ; si bien qu'au bout de quelque temps
on est tenté de se demander si la chapelle Sixtine, peinture et musique, n'est
pas le produit d'une seule et même inspiration. Musique et peinture s'y
pénètrent dans une si parfaite et si sublime unité qu'il semble que le tout soit
la double parole d'une seule et même pensée, la double voix d'un seul et même
cantique; on dirait que ce qu'on entend est l'écho de ce qu'on regarde.
Il y a, en effet, entre l'œuvre de Michel-Ange et celle de Palestrina de telles
analogies, une telle parenté d'impressions, qu'il est bien difficile de n'en pas
conclure au même ensemble de qualités, j'allais dire de vertus chez ces deux
intelligences privilégiées. De part et d'autre, même simplicité, même humilité
dans l'emploi des moyens, même absence de préoccupation de l'effet, même dédain
de la séduction. On sent que le procédé matériel, la main, ne
compte plus, et que l'âme seule, le regard immuablement fixé vers un monde
supérieur, ne songe qu'à répandre dans une forme soumise et subjuguée toute la
sublimité de ses contemplations. Il n'y a pas jusqu'à la teinte générale,
uniforme, dont cette peinture et cette musique sont enveloppées, qui ne semble
faite d'une sorte de renoncement volontaire à toutes les teintes : l'art de ces
deux hommes est pour ainsi dire un sacrement où le signe sensible n'est plus
rien qu'un voile jeté sur la réalité vivante et divine. Aussi ni l'un ni l'autre
de ces deux grands maîtres ne séduit-il tout d'abord. En toutes choses, c'est
l'éclat extérieur qui attire ; là, rien de pareil : il faut pénétrer au delà du
visible et du sensible.
A l'audition d'une œuvre de Palestrina, il se passe quelque chose d'analogue à
l'impression produite par la lecture d'une
des grandes pages de Bossuet : rien ne frappe en route, et au bout du chemin on
se trouve porté à des hauteurs prodigieuses; serviteur docile et fidèle de la
pensée, le mot ne vous a ni détourné ni arrêté à son profit, et vous êtes
parvenu au sommet, sans secousse, sans diversion, sans malversation, conduit par
un guide mystérieux qui vous a caché sa trace et dérobé ses secrets. C'est cette
absence de procédés visibles, d'artifices mondains, de coquetterie vaniteuse,
qui rend absolument inimitables les oeuvres supérieures : pour les atteindre, il
ne faut rien de moins que l'esprit qui les a conçues et les ravissements qui les
ont dictées. Quant à l'œuvre immense, gigantesque de Michel-Ange, que pourrai-je
en dire? Ce que Michel-Ange a répandu, dépensé, entassé de génie, non seulement
comme peintre mais comme poète, sur les murs de ce lieu unique au monde est
prodigieux. Quel
assemblage puissant des faits ou des personnages qui résument ou symbolisent
l'histoire capitale, l'histoire essentielle de notre race! Quelle conception que
cette double lignée de Prophètes et de Sibylles, ces voyants et ces voyantes
dont l'intuition perce les voiles de l'avenir et porte à travers les âges
l'Esprit devant qui tout est présent ! Quel livre que cette voûte remplie des
origines de l'humanité, et qui se rattache, par la figure colossale du prophète
Jonas échappé aux entrailles d'une baleine, au triomphe de cet autre Jonas
arraché par sa propre puissance aux ténèbres du tombeau et vainqueur de la mort! Quel hosanna rayonnant et sublime que cette légion d'anges que le transport de
leur enthousiasme roule et tord pour ainsi dire autour des instruments bénis de
la Passion qu'ils emportent à travers l'espace lumineux jusque dans les hauteurs
de la gloire céleste,
tandis que, dans les abîmes inférieurs du tableau, la cohue des réprouvés se
détache, lugubre et désespérée, sur les livides et dernières lueurs d'un
jour qui semble leur dire adieu pour jamais! Et sur la voûte même, quelle
traduction éloquente et pathétique des premières heures de nos premiers parents!
Quelle révélation que ce geste prodigieux de l'acte créateur qui, sur cette
statue encore inanimée du premier homme, vient de déposer cette « âme vivante »
qui va le mettre en relation consciente avec le principe de son être ! Quelle
puissance immatérielle se dégage de cet espace vide, si étroit et d'une si
profonde signification, laissé par le peintre entre le doigt créateur et la
créature, comme s'il eût voulu dire que, pour passer et pour atteindre, la
volonté divine ne connaît ni distance ni obstacle, et que pour Dieu, acte pur,
comme s'exprime la langue théologique, vouloir et produire ne sont qu'une seule et même opération! Quelle
grâce dans cette attitude soumise de la première femme lorsque, tirée des
profondeurs du sommeil d'Adam, elle se trouve en présence de son Créateur et son
Père! Quelle merveille que cet élan d'abandon filial et de gratitude expansive
par lequel elle s'incline sous cette main qui l'accueille et la bénit avec une
tendresse si calme et si souveraine! Mais il faudrait s'arrêter à chaque pas, et
on n'aurait encore qu'effleuré ce poème extraordinaire dont l'étendue donne le
vertige. On pourrait presque dire, de ce vaste ensemble de peintures de la
Bible, que c'est la Bible de la peinture. Ah! si les jeunes gens soupçonnaient
ce qu'il y a d'éducation pour leur intelligence et de nourriture poux leur
avenir dans ce sanctuaire de la chapelle Sixtine, ils y passeraient leurs
journées entières, et les sollicitations de l'intérêt, pas plus que le souci de la renommée, n'auraient de
prise sur des caractères façonnés à une si haute école de ferveur et de
recueillement. ***
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