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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'enfance (11/13) > L'enfance (11/13) J'étais alors en troisième. Il s'était passé, dans la classe, un événement
qui m'avait attiré une certaine considération parmi mes camarades.
Nous avions pour professeur un certain M. Roberge qui avait un faible tout
particulier pour les vers latins. Être fort en vers latins, c'était être sûr de
conquérir ses bonnes grâces. On avait fait, un jour, à M. Roberge, je ne sais
plus quelle farce, dont l'auteur ne voulait pas se déclarer et dont aucun de
nous ne se serait permis de révéler la provenance. M. Roberge, devant ce refus
d'aveu, frappa la classe entière d'une privation de congé. Comme on touchait aux
vacances de Pâques, qui représentaient peut-être quatre ou cinq jours de sortie,
la punition était terrible. Néanmoins la solidarité lycéenne ne broncha pas et
le coupable resta ignoré.
L'idée me vint alors de prendre M. Roberge par son faible et d'essayer de le
fléchir. Sans en rien dire à mes camarades, je composai une pièce de vers latins
dont le sujet était le chagrin de petits oiseaux enfermés dans une cage, loin
des campagnes, des bois, du soleil, de l'air, et redemandant à grands cris leur
liberté. Il faut croire que le sentiment sous la dictée duquel j'écrivis mes
vers me porta bonheur. En entrant en classe, je profilai d'un moment où M.
Roberge avait les yeux tournés, et je déposai furtivement sur sa chaise ma
petite composition. Lorsqu'il fut installé à sa place, il aperçut le papier, le
déplia, il se mit à le lire. Puis il dit :
— Messieurs, quel est l'auteur de cette pièce de vers?
Je levai la main.
— Elle est très bien, dit-il ; puis il ajouta : — Messieurs, je lève la
privation de congé ; remerciez votre camarade Gounod dont le travail vous a
mérité votre délivrance.
On devine les honneurs civiques dont je fus comblé en retour de cette
amnistie...
J'étais arrivé en seconde. Je me retrouvais sous le professorat de mon cher
maître de sixième, Adolphe Régnier. J'avais là pour camarades Eugène Despois,
qui devint un brillant élève de l'Ecole normale et un humaniste si distingué;
Octave Ducros de Sixt; enfin Albert Delacourtie, l'honorable et intelligent
avoué qui est resté un de mes plus fidèles et meilleurs amis. C'est à peu près
entre nous quatre que se partageait le « banc d'honneur ». A Pâques, on me jugea
assez avancé pour passer en rhétorique, où je ne fis qu'un séjour de trois mois,
mes études ayant été assez satisfaisantes pour que ma mère renonçât au fameux
projet de me faire redoubler des classes. Je quittai le lycée aux vacances ;
j'avais un peu plus de dix-sept ans.
Mais ma philosophie n'était pas faite, et ma mère n'entendait pas que mes éludes
restassent inachevées. Il fut donc convenu et exigé que je continuerais mes
éludes à la maison, et que, tout en poursuivant mon travail de composition, je
préparerais mes examens pour le baccalauréat es lettres, que je passai en effet
au bout d'un an.
J'ai bien souvent regretté de n'y avoir pas ajouté le baccalauréat es sciences,
qui m'eût familiarisé de bonne heure avec une foule de notions dont je n'ai
apprécié que plus tard toute l'importance et sur lesquelles je suis
malheureusement resté un ignorant ! Mais le temps pressait ; il fallait se
mettre en état de remporter ce prix de Rome auquel je m'étais engagé, et qui
était une question de vie ou de mort pour mon avenir : or, il n'y avait pas un
jour à perdre. ***
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