Accueil de la bibliothèque > Charles Gounod - Mémoires d'un artiste
CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'enfance (10/13) > L'enfance (10/13) Cependant, mes études musicales se poursuivaient avec fruit et m'attachaient
de plus en plus.
Une vacance de plusieurs jours arriva (les congés du jour de l'an), et ma
mère en profita pour me procurer un plaisir qui fut en même temps une grande et
salutaire leçon. On donnait aux Italiens le Don Giovanni de Mozart. Ma
mère m'y conduisit elle-même; et cette divine soirée passée auprès d'elle, dans
une petite loge des quatrièmes du Théâtre-Italien, est restée l'un des plus
mémorables et des plus délicieux souvenirs de ma vie. Je ne sais si ma mémoire
est fidèle, mais je crois que c'est Reicha qui avait conseillé à ma mère de me
mener entendre Don Juan.
Devant le récit de l'émotion que me fit éprouver cet incomparable
chef-d'œuvre, je me demande si ma plume pourra jamais la traduire, je ne dis pas
fidèlement, cela me paraît impossible, mais au moins de manière à donner quelque
idée de ce qui s'est passé en moi pendant ces heures uniques dont le charme a
dominé ma vie comme une apparition lumineuse et une sorte de vision révélatrice.
Dès le début de l'ouverture, je me sentis transporté, par les solennels et
majestueux accords de la scène finale du Commandeur, dans un monde absolument
nouveau. Je fus saisi d'une terreur qui me glaçait; et, lorsque vint celle
progression menaçante sur laquelle se déroulent ces gammes ascendantes et
descendantes, fatales et implacables comme un arrêt de mort, je fus pris d'un
tel effroi que ma tête tomba sur l'épaule de ma mère, et qu'ainsi enveloppé par
cette double étreinte du beau et du terrible, je murmurai ces mots :
— Oh ! maman, quelle musique ! c'est vraiment la musique, cela !
L'audition de l'Otello de Rossini avait remué en moi les fibres de
l'instinct musical; mais l'effet que me produisit le Don Juan eut une
signification toute différente et une tout autre portée. Il me semble qu'il dut
y avoir entre ces deux sortes d'impressions quelque chose d'analogue à ce que
ressentirait un peintre qui passerait tout à coup du contact des maîtres
vénitiens à celui des Raphaël, des Léonard de Vinci et des Michel-Ange. Rossini
m'avait fait connaître l'ivresse de la volupté purement musicale : il avait
charmé, enchanté mon oreille. Mozart faisait plus : à cette jouissance si
complète au point de vue exclusivement musical et sensible, se joignait, cette
fois, l'influence si profonde et si pénétrante de la vérité d'expression unie à
la beauté parfaite. Ce fut, d'un bout à l'autre de la partition, un long et
inexprimable ravissement. Depuis les pathétiques accents du trio de la mort du
Commandeur et de Donna Anna sur le corps de son père, jusqu'à cette grâce de
Zerline, et à cette suprême et magistrale élégance du trio des Masques et de
celui qui commence le deuxième acte sous le balcon de Donna Elvire, tout, enfin
(car, dans cette œuvre immortelle, il faudrait tout citer), me procura cette
espèce de béatitude qu'on ne ressent qu'en présence des choses absolument belles
qui s'imposent à l'admiration des siècles, et servent, pour ainsi dire, d'étiage
au niveau esthétique dans les arts. Cette représentation compte pour les plus
belles étrennes de mes années d'enfance ; et plus tard, lorsque j'obtins le
grand prix de Rome, en 1839, ce fut de la grande partition de Don Juan que ma
pauvre mère me fit cadeau pour me récompenser.
Cette année-là fut, au reste, particulièrement favorable au développement de
ma passion pour la musique. Après Don Juan, j'entendis, pendant la semaine
sainte, deux concerts spirituels de la Société des concerts du Conservatoire,
alors dirigée par Habeneck. A l'un d'eux, on exécuta la Symphonie pastorale de
Beethoven, et, à l'autre, la Symphonie avec chœurs du même maître. Ce fut un
nouvel élan donné à mon ardeur musicale, et je me souviens très bien que, tout
en me révélant la personnalité si fière, si hardie de ce génie gigantesque et
unique, ces deux auditions me laissèrent comme la conscience instinctive d'un
langage semblable, au moins par bien des côtés, à celui auquel m'avait initié
l'audition de Don Juan : quelque chose me disait que ces deux grands génies si
diversement incomparables avaient une patrie commune et appartenaient aux mêmes
doctrines.
Mon temps de collège s'avançait. Parmi les ressorts que ma mère avait mis en
jeu pour me donner à réfléchir sur les conséquences de ma détermination, outre
qu'elle comptait toujours un peu sur le redoublement de mes classes, elle avait
espéré me dissuader en me déclarant formellement que si j'amenais un mauvais
numéro au tirage pour la conscription, elle serait obligée de me laisser partir,
étant trop pauvre pour payer un remplaçant militaire. Évidemment, ce n'était là
qu'un expédient : la chère femme, qui avait, à coup sûr, mangé plus d'une fois
du pain sec pour que ses enfants ne manquassent de rien, aurait vendu son lit
plutôt que de se séparer de l'un de nous ; et, comme j'étais en âge de sentir et
de comprendre tout ce qu'une pareille vie de travail, de dévouement et de
sacrifices m'imposait d'obligations, de respect et d'amour pour ma mère, je lui
dis, lorsqu'elle me parla de la conscription : — C'est bien, maman; ne m'en
parlez plus ; j'en fais mon affaire : je me rachèterai moi-même, j'aurai le
grand prix de Rome. ***
Accueil
- Avertissement
- L'enfance
- L'Italie
- L'Allemagne
- Le retour
- Lettres
- De l'artiste dans la société moderne
- L'Académie de France à Rome
- La nature et l'art
- Préface à la correspondance d'Hector Berlioz
- M. Camille Saint-Saëns, Henri VIII
|