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Dix écrits de Richard Wagner - Une visite à Beethoven (3/9) > Une visite à Beethoven (3/9) Quelle bizarre rencontre ! dis-je en moi-même. O mon illustre maître! quels pèlerins de nature diverse attire ta célébrité !
Riche et pauvre cheminent à la fois sur la même route pour venir contempler tes
traits! — Cet Anglais m'intéressait, mais je ne lui enviais pas son équipage ;
il me semblait que j'accomplissais avec mes humbles ressources une action plus
digne que la sienne, et que j'en recueillerais une joie plus parfaite et plus
pure que celui qu'escortait tant de luxe et d'aisance. Le cornet du postillon
retentit, et l'Anglais remonta en voiture en me criant, pour adieu, qu'il
verrait Beethoven avant moi.
Après avoir marché quelques heures, je rejoignis le gentleman sur la grande
route. Une roue de sa voiture s'était brisée, mais il n'en restait pas moins
tranquillement assis à sa place, aussi bien que le domestique sur son siège
extérieur. J'appris qu'ils attendaient ainsi le postillon qui était allé quérir
un charron à un village assez éloigné. Il était parti depuis longtemps, me dit
le maître ; et comme son domestique ne savait parler qu'anglais, je me décidai à
aller moi-même presser son retour. Je le trouvai en effet dans un bouchon occupé
à boire, et ne s'embarrassant guère de son gentleman. Je le ramenai cependant
avec le charron, et, le dommage réparé, l'Anglais repartit en me promettant de
m'annoncer chez Beethoven.
Quel fut mon étonnement de rejoindre encore
une fois, le jour suivant, le noble voyageur arrêté de nouveau sur la route.
Mais cette fois il ne s'agissait plus d'une roue brisée ; il stationnait
paisiblement au bout de la chaussée, et parut fort aise de me voir paraître,
traînant un peu la jambe. — Oh ! me dit-il, il y a quatre heures que j'attends
là exprès pour vous, car je me suis repenti de ne pas vous avoir proposé hier de
m'accompagner : il vaut mieux se faire traîner que d'aller à pied ; montez à
côté de moi. Surpris de ce procédé, je balançai quelque temps à répondre; mais
je me souvins du vœu que j'avais prononcé à l'auberge d'accomplir en dépit de
tous les obstacles mon saint pèlerinage à pied: j'en fis donc à l'Anglais la
déclaration formelle, et ce fut son tour de s'étonner. Il me répéta son offre,
en ajoutant expressément qu'il avait attendu plusieurs heures ; mais je restai
inébranlable, et il partit seul, ne comprenant rien à mon refus. Dans le fond,
je me sentais pour cet homme une secrète répugnance, et je ne sais quel
pressentiment m'avertissait de me défier de sa funeste influence. Et puis son
enthousiasme pour Beethoven et cette curiosité de le connaître me paraissait
plutôt être le caprice d'un riche désœuvré que le vif et pur sentiment d'une
admiration réfléchie. Je préférai donc de ne pas profaner par une liaison
inconsidérée la piété sincère qui me faisait agir.
Mais, hélas! comme pour
préluder aux tristes désappointements que me réservait ma mauvaise
étoile, et dont cet Anglais devait être l'instrument, nous nous trouvâmes encore
le soir même face à face à la porte d'une autre hôtellerie, où il semblait
s'être arrêté à dessein pour m'attendre ; car je le trouvai assis dans sa
voiture, tourné du côté de la route par où je devais arriver. — C'est vous que
j'attendais depuis longtemps, me dit-il comme la première fois ; voulez-vous que
nous allions ensemble voir Beethoven? Cette fois ma surprise céda en moi à un
sentiment de répulsion instinctif. Cette opiniâtreté à m'obliger malgré moi me
paraissait inexplicable, à moins que l'Anglais ne prît à tâche de vaincre ma
résistance, parce qu'elle choquait sa susceptibilité, et pour humilier mon
amour-propre. Je repoussai donc sa proposition en laissant percer toute l'humeur
qu'elle m'inspirait. Alors il s'écria : — Goddam ! vous estimez donc bien peu
Beethoven ! Moi je le verrai bientôt. Et il donna le signal du départ.
Ce fut définitivement la dernière fois que je revis ce singulier voyageur
avant d'arriver à Vienne. Enfin j'atteignis la barrière de cette capitale;
j'étais au terme de mon pèlerinage. Je vous laisse à juger quelles furent mes
émotions en pénétrant dans la Mecque de mes désirs. J'oubliai soudain tous les
soucis, toutes les fatigues de la route ; je foulais le même sol où reposait la
demeure de Beethoven!... J'étais trop agité pour songer à la réalisation
immédiate de mes vœux les plus chers ; je m'informai seulement du quartier qu'habitait le grand compositeur, afin de me loger autant que
possible dans son voisinage. Presqu'en face de sa demeure, je trouvai un hôtel
de modeste apparence, où je louai une petite chambre au cinquième étage, et là
je me préparai à l'événement le plus solennel de ma vie. Je consacrai deux jours
au repos, et après avoir jeûné et prié, indifférent à tout le reste, je
m'encourageai de mon mieux, et je me dirigeai tout droit vers la maison
consacrée par le génie. Mais on me dit que M. Beethoveen n'était pas chez lui.
Je ne sais pourquoi j'en fus bien aise, je me retirai, et me livrai à un nouveau
recueillement. Le lendemain, après avoir essuyé quatre fois la même réponse,
toujours plus rudement accentuée, je me persuadai que j'avais choisi un jour
malencontreux, et je n'insistai pas davantage. Comme je rentrais à mon hôtel,
quelqu'un qui se trouvait à la croisée du premier étage m'adressa un salut
amical : c'était mon voyageur anglais. — Avez-vous vu Beethoven ? me dit-il.
— Pas encore, il n'y était pas, lui répondis-je, fort surpris de cette rencontre
inattendue. Alors il vint au-devant de moi sur l'escalier, et m'obligea avec une
extrême affabilité à entrer chez lui.
— Monsieur, me dit-il, je vous ai vu vous présenter cinq fois au logis de
Beethoven. Il y a déjà plusieurs jours que je suis ici, et c'est pour être
voisin de sa demeure que je me suis logé dans ce vilain hôtel. Je vous assure
qu'il est très difficile
de l'aborder. Ce gentleman est très lunatique. En arrivant, je me suis présenté
chez lui jusqu'à six fois par jour, et j'ai été constamment éconduit. A
présent, j'ai pris le parti de me lever de très bonne heure et de me poster à
cette fenêtre, où je reste jusqu'au soir pour épier la sortie du maestro. Mais
je commence à croire qu'il ne sort jamais de chez lui. — Ainsi, m'écriai-je,
vous croyez donc que Beethoven était aujourd'hui chez lui, et qu'il m'a refusé
sa porte?—Positivement ! répliqua-t-il ; nous sommes consignés l'un et l'autre,
et cela est fort désagréable pour moi, qui n'ai fait le voyage que pour le voir,
et nullement pour la cité de Vienne. Cette confidence m'affligea. Je fis
pourtant le lendemain une nouvelle tentative ; mais elle fut aussi vaine que les
autres ; l'entrée du paradis m'était décidément interdite. Mon Anglais qui, de
son balcon, suivait de l'œil mes allées et venues avec une attention
scrupuleuse, avait acquis la certitude, par des informations précises, que
Beethoven habitait le corps de logis postérieur de la maison, ce qui le désolait
fort, mais il n'en persévérait pas moins opiniâtrement dans son système
d'observation. Ma patience, au contraire, fut bientôt à bout, et j'avais pour
cela des raisons majeures. Une semaine s'était écoulée déjà en démarches
infructueuses, et le produit limité de mes galops ne me permettait pas de
prolonger beaucoup mon séjour à Vienne. ***
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