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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Préface à la correspondance d'Hector Berlioz (2/3) > Préface à la correspondance d'Hector Berlioz (2/3) Berlioz était un homme tout d'une pièce, sans concessions ni transactions; il
appartenait à la race des « Alceste »: naturellement, il eut contre lui la race
des « Oronte » ; — et Dieu sait si les Orontes sont nombreux ! On l'a trouvé
quinteux, grincheux, hargneux, que sais-je? Mais, à côté de cette sensibilité
excessive poussée jusqu'à l'irritabilité, il eût fallu faire la part des choses
irritantes, des épreuves personnelles, des mille rebuts essuyés par cette âme
fière et incapable de basses complaisances et de lâches courbettes; toujours
est-il que, si ses jugements ont semblé durs à ceux qu'ils atteignaient, jamais
du moins n'a-t-on pu les attribuer à ce honteux mobile de la jalousie si
incompatible avec les hautes proportions de cette noble, généreuse et loyale
nature. Les épreuves que Berlioz eut à traverser comme concurrent pour le grand
prix de Rome furent l'image fidèle et comme le prélude prophétique de celles
qu'il devait rencontrer dans le reste de sa carrière. Il concourut jusqu'à
quatre fois et n'obtint le prix qu'à l'âge de vingt-sept ans, en 183o, à force
de persévérance et malgré les obstacles de toute sorte qu'il eut à surmonter.
L'année même où il remporta le prix avec sa cantate de Sardanapale, il fit
exécuter une œuvre qui montre où il en était déjà
de son développement artistique, sous le rapport de la conception, du coloris et
de l'expérience. Sa Symphonie fantastique (épisode de la vie d'un artiste) fut
un véritable événement musical, de l'importance duquel le fanatisme des uns et
la violente opposition des autres peuvent donner la mesure. Quelque discutée
cependant que puisse être une semblable composition, elle révèle, dans le jeune
homme qui la produisait, des facultés d'invention absolument supérieures et un
sentiment poétique puissant qu'on retrouve dans toutes ses œuvres. Berlioz a
jeté dans la circulation musicale une foule considérable d'effets et de
combinaisons d'orchestre inconnus jusqu'à lui, et dont se sont emparés même de
très illustres musiciens : il a révolutionné le domaine de l'instrumentation,
et, sous ce rapport du moins, on peut dire qu'il a « fait école ». Et
cependant, malgré des triomphes éclatants, en France comme à l'étranger, Berlioz a été contesté toute sa vie; en
dépit d'exécutions auxquelles sa direction personnelle de chef d'orchestre
éminent et son infatigable énergie ajoutaient tant de chances de réussite et
tant d'éléments de clarté, il n'eut jamais qu'un public partiel et restreint; il
lui manqua le « public », ce tout le monde qui donne au succès le caractère de
la popularité : Berlioz est mort des retards de la popularité. Les Troyens, cet
ouvrage qu'il avait prévu devoir être pour lui la source de tant de chagrins, les Troyens l'ont achevé : on peut dire de lui, comme de son héroïque homonyme
Hector, qu'il a péri sous les murs de Troie.
Chez Berlioz, toutes les impressions, toutes les sensations vont à l'extrême; il
ne connaît la joie et la tristesse qu'à l'état de délire ; comme il le dit
lui-même, il est un « volcan ». C'est que la sensibilité
nous emporte aussi loin dans la douleur que dans la joie : les Thabor et les
Golgotha sont solidaires. Le bonheur n'est pas dans l'absence des souffrances,
pas plus que le génie ne consiste dans l'absence des défauts.
Les grands génies souffrent et doivent souffrir, mais ils ne sont pas à
plaindre, ils ont connu des ivresses ignorées du reste des hommes, et, s'ils ont
pleuré de tristesse, ils ont versé des larmes de joie ineffable ; cela seul est
un ciel qu'on ne paye jamais ce qu'il vaut. ***
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