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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - De l'artiste dans la société moderne (4/5) > De l'artiste dans la société moderne (4/5) Voici une autre banalité, également accueillie avec faveur, et dont le cliché
fournit un tirage considérable :
— Vous vous tuerez! vous travaillez trop! il faut vous reposer; venez donc nous
voir; cela vous fera du bien, cela vous distraira!...
Cela me distraira! Hé! c'est justement ce dont je me plains et ce dont on ne se
charge que trop !... Se distraire, à un moment donné, librement choisi, à la
bonne heure ; mais être distrait, à contretemps, c'est être désorienté,
déraciné.
Le travail, une fatigue ! le travail, un danger! Ah! qu'il faut peu le connaître
pour lui faire une pareille injure! Non, le travail n'a ni cette ingratitude ni
cette cruauté; il rend au centuple les forces
qu'on lut consacre, et, au rebours des opérations financières, c'est ici le
revenu qui rapporte le capital.
S'il est au monde un travailleur occupé sans relâche, — et Dieu sait de combien
de façons, — c'est assurément le cœur : de la régularité permanente de ses
battements dépend celle de notre respiration, ainsi que la circulation de ce
sang qui charrie et distribue à chaque organe, avec un discernement si
merveilleux, les divers éléments nécessaires à l'entretien de leurs fonctions ;
et tout ce magnifique ensemble se déroule jusque pendant notre sommeil, sans un
moment de trêve.
Que dirait le cœur, si on lui conseillait, à lui aussi, de ne pas travailler
tant que cela, de prendre un peu de repos, de se distraire, enfin?
Or le travail est à la vie de l'esprit ce que le cœur est à la vie du corps;
c'est la
nutrition, la circulation et la respiration de l'intelligence.
Comme toutes les espèces de gymnastique, il n'est une fatigue que pour ceux qui
n'y sont point exercés. On a présenté le travail comme un châtiment et une
peine; il est une béatitude et une santé. Voyez une terre cultivée et fertile
auprès d'une terre en friche, et dites si l'aspect de la joie et du bonheur
n'est pas du côté de la culture et de l'abondance.
Non, ce n'est pas le travail qui tue, c'est la stérilité; la fécondité, voilà la
jeunesse et la vie.
Je ne voudrais pas, cependant, que l'on me crût tellement quinteux, chagrin,
misanthrope, que de considérer l'artiste comme une sorte de loup-garou.
Assurément, et je le reconnais sans peine, en élargissant ainsi le cercle des
relations, la société moderne a multiplié pour l'artiste les occasions de contact entre les différentes classes sociales et de rencontres
souvent charmantes, parfois même fort utiles. Mais, encore un coup, qu'est-ce
que cela, au prix de ces heures de tranquillité délicieuse, j'allais dire
d'espérance divine, pendant lesquelles on attend — et d'une attente moins qu'on
ne croit sujette à déception— la visite d'une émotion vraie ou d'une vérité
émouvante? Qu'est-ce que tout l'éclat du dehors comparé à la lumière intime,
sereine et chaude de ce cher Idéal qu'on poursuit toujours sans jamais
l'atteindre, mais qui nous attire jusqu'à nous faire croire que c'est lui qui
nous aime, bien plus encore que nous ne l'aimons ? Dès lors, ne devine-t-on pas
quelle épreuve on inflige à un malheureux qu'on fait sortir d'un temple pour le
conduire dans un palais, fût-il cent fois plus brillant que ceux des Mille et
une Nuits?... ***
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