Accueil de la bibliothèque > Charles Gounod - Mémoires d'un artiste
CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Lettres > Lettres XVII
Londres, 14 avril 1871.
Cher ami,
Ta lettre du 12 m'arrive ù l'instant, et je me mets de suite en devoir d'y
répondre, dans l'espoir que celle-ci arrivera peut-être à temps à Versailles
pour t'y recevoir à ta rentrée dans la chère maison fraternelle1, et que tes
deux frères pourront fêter ton retour chacun à leur façon, l'un par la paix de
son jardin, l'autre par quelques lignes venues d'outre-mer; l'un en Couvrant sa
porte, l'autre en t'ouvrant ses bras; tous deux en t'ouvrant leur cœur, où tu
sais la place que tu occupes!
Hélas! mon ami, mon cher frère, j'entends comme toi cet horrible canon dont le grondement te navre et te désespère à
si juste titre ! En suivant pas à pas la marche des événements et les diverses
phases du conflit ou plutôt de la pétaudière qui les produit et qui les
entretient, j'en arrive à sentir tomber une à une, je ne dirai pas mes illusions
(le nom ne serait pas digne de la chose et n'en vaudrait pas le deuil!...) mais
mes espérances, au moins actuelles ou prochaines, sur l'avènement d'un nouvel
étage dans la construction de cette maison morale qu'on appelle la Liberté, et
qui est pourtant la seule habitation digne de la race humaine.
Non, je le répète, ce ne sont pas des illusions qui disparaissent : la Liberté
n'est pas un rêve ; c'est une terre de Chanaan, une véritable Terre promise.
Mais, nous ne la verrons encore que de loin, comme les Hébreux : pour y entrer,
il
faut que nous devenions le peuple de Dieu, La Liberté est aussi réelle que le
ciel : c'est un ciel sur la terre; c'est une patrie des élus ; mais il faut la
mériter et la conquérir, non par des tyrannies, mais par des dévouements; non en
pillant, mais en donnant; non en tuant, mais en faisant vivre moralement et
matériellement. Moralement surtout, car, lorsque la besogne morale sera bien
comprise, bien déterminée, la question matérielle ira de soi : l'hygiène de l'homme d'abord; puis ensuite celle de la bête. C'est la marche de la justice :
c'est pourquoi c'est la marche logique.
Quand je repasse en moi-même où nous ont conduits (jusqu'à présent, du moins)
toutes les générosités morales, tous les crédits de confiance dont l'humanité
politique et sociale a été l'objet jusqu'à ce jour, je ne puis m'empêcher de
reconnaître que
l'homme a été traité en enfant gâté; je me demande si on n'a pas devancé, par
une prodigalité imprudente et téméraire, la distribution opportune et sage de
tous ces dons que l'âge de majorité est seul capable de comprendre et
d'utiliser. Nous avons encore besoin de tuteurs ; et, maître pour maître, j'en
aime mieux un que deux cent mille : on peut se délivrer d'un tyran (la mort
naturelle, ce qu'on appelle la belle mort, peut s'en charger); mais une tyrannie
collective, compacte, renaissant d'elle-même et s'alimentant sans cesse de ses
victimes, dont elle se fait comme un engrais perpétuel, il est impossible que ce
soit là le plan sur lequel Dieu a jeté le mouvement humain.
Maintenant, si on voulait presser toutes les conséquences de ceci, on arriverait
à cette conclusion : « La liberté n'est que l'accomplissement volontaire et
conscient de
la justice. » Et comme la justice est d'obéir à des lois éternelles et
immuables, il s'ensuit que, pour être libre, il faut être soumis.
Voilà la fin
de tout argument et la base de toute vie... Je bavarderais longtemps là-dessus
(et toi aussi); mais, je ne dois pas oublier que ma lettre ne sera pas seule
sous cette enveloppe.
Je t'embrasse donc, toi et ta Berthe, de tout mon cœur.
Ton frère,
CHARLES GOUNOD.
1. Chez Edouard Dubufe. ***
Accueil
- Avertissement
- L'enfance
- L'Italie
- L'Allemagne
- Le retour
- Lettres
- De l'artiste dans la société moderne
- L'Académie de France à Rome
- La nature et l'art
- Préface à la correspondance d'Hector Berlioz
- M. Camille Saint-Saëns, Henri VIII
|