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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Lettres > Lettres II
A MONSIEUR HECTOR LEFUEL
A Venise, poste restante.
Rome, le mardi 4 avril 1841.
Mon cher et tendre père,
Voilà déjà que ton enfant désolé se creusait la tête pour savoir où t'écrire, et
il commençait à désespérer de la tendresse de son vieux papa, lorsqu'il apprend
par M. Schnetz que cet intrépide centenaire s'est transporté de Florence à
Bologne pour se rendre au plus vite à Venise. C'est
donc à Venise que ce fils rassuré se hâte de lui faire parvenir de ses nouvelles
pour lui dire qu'il se porte très bien, et ensuite que sa messe a obtenu un
heureux succès parmi ses petits camarades d'abord, et en second lieu parmi les
en bas. Il a pense aussitôt à la satisfaction de son vieux père et cette pensée
a été pour beaucoup dans la joie de son succès.
Il a aussi regretté beaucoup l'absence du même vieux père, qui est naturellement
l'être auquel il tenait le plus ici, et dont le sort l'a frustré fort mal à
propos dans ce moment-là.
De plus, nouvelles de Paris qui me chargent de mille amitiés pour toi, mon cher
bon Hector: je ne sais pas comment cela se fait, mais maman croyait que j'allais
te revoir au bout d'un ou deux mois : je l'ai désabusée sur ce point, et cette
désillusion n'aura pas été sans lui faire de peine. Et
puis tu ne sais pas la nouvelle que j'ai reçue à propos d'Urbain : elle m'a
donné d'abord une fameuse alerte de joie, et puis à la fin du paragraphe un
affreux renfoncement ; il s'agissait tout bonnement pour lui du voyage en Sicile
et à Rorne ; mais c'est tombé dans l'eau, et voici comment.
M. le marquis de Crillon, qui a toujours porté beaucoup d'intérêt à notre
famille, avait l'intention de s'adjoindre pour son compagnon de voyage en Sicile
un artiste distingué, ayant fait de bonnes études, enfin un homme sérieux. Bref,
il avait pensé à Urbain. Il arrive donc à la maison un jour, et fait à ma mère
la déclaration de ce projet ; ma mère le remercie de cette extrême bonté, lui en
exprime toute sa reconnaissance, en parle à Urbain lorsqu'elle le voit. Urbain,
après avoir vite et mûrement réfléchi, se décide, et va donner sa réponse
affirmative à M. de Crillon. Ensuite, lorsqu'il
s'est agi d'aller faire ses visites d'adieu à ses clients, il a trouvé partout
des visages contrits et désolés de le voir partir, des regrets universels : on
ne trouverait jamais à remplacer sa délicatesse, sa loyauté, etc., enfin toutes
les bonnes et estimables qualités que tu lui connais. Circonstance déjà
entravant les projets de départ; mais ce n'est pas le tout ; voici qui est venu
mettre les plus gros bâtons dans les roues : ce sont ses intérêts compromis pour
une somme de dix ou douze mille francs. A ce moment-là, sa présence est devenue
indispensable à Paris, comme tu peux bien penser. Je suis fort inquiet de cette
aventure critique et voudrais bien savoir le plus tôt possible comment cela
aura tourné : je t'en informerai dans ma plus prochaine lettre. Pauvre Urbain,
qui est si bon et qui s'est donné tant de mal! Heureusement qu'il a bien du
courage et qu'il sait supporter de
vilaines épreuves; mais c'est dur sur le moment.
J'ai su, mon cher Hector, que tu avais écrit à Gruyère ; au moment où je me
laissais aller à ma jalousie, Hébert m'a dit : « Console-toi : c'est une
commission dont il le charge, tout simplement. » Alors, je me suis consolé dans
l'espoir d'en recevoir une plus tard pour moi. Je dois te dire que j'ai été fort
heureux des témoignages d'intérêt que m'ont donnés ces jours-ci plusieurs de
mes camarades, entre autres notre bon petit peintre Hébert : j'ai été très
sensible au soin et à l'attention avec lesquels je l'ai vu écouter la répétition
de ma messe; il n'y aurait certainement pas eu cela chez un indifférent, et on
est toujours heureux de pouvoir citer ceux qui ne le sont pas. Comme je sais que
tu aimes aussi Hébert, je suis bien aise de te faire parvenir ce renseignement
sur son compte,
bien sûr que son attachement pour moi ne diminuera en rien le tien pour lui. Il
se porte aussi d'une manière satisfaisante, et me charge de mille amitiés pour
toi ainsi que tous ces messieurs de l'Académie. Je vais voir s'il est chez lui
et le tenter pour qu'il te mette deux mots au bas de ma lettre.
Bazin n'est toujours pas arrivé ; je ne sais pas ce qu'il fait : j'ai grand'peur
que dans l'enthousiasme qu'a dû lui témoigner sa ville natale à son passage on
ne l'ait pris lui-même en nature pour le clouer sur un piédestal en guise de
statue à son honneur. Les Marseillais ont la tête chaude, ils sont capables de
lui avoir fait celle-là; elle serait un peu bonne pour ses mois de pension!
Adieu, mon cher Hector ; tu sais comme je t'aime, eh bien, je t'embrasse comme
cela, sur les deux joues et sur l'œil gauche, comme on dit : si tu es encore
avec
Courtépée1, dis-lui que je lui envoie une poignée de main bien soignée aussi. J'espère
que vous vous portez bien tous les deux et que, si vous avez le même temps que
nous, vous devez faire des choses superbes. Adieu, cher ami. Tout à toi de cœur.
CHARLES GOUNOD.
Mon cher architecte, je profite de l'occasion de notre cher musicien pour te
donner signe de vie. J'ai appris par notre grand sculpteur Gruyère que tu étais
aux prises avec une foule de rhumes; j'espère que le soleil de la noble et
voluptueuse Venise te fondra les glaces que le vieux hiver a amoncelées dans ton
cerveau. Tu as eu un succès à l'Exposition; tous ont été étonnés de tes dessins,
l'ambassadeur et l'ambassadrice n'en dorment plus. Je ne te parle pas de moi: ce
que j'ai fait est trop peu important et trop peu bien pour mériter une ligne. La messe de notre célèbre musicien
a eu un plein succès parmi nous et parmi le monde. Elle a été bien exécutée
grâce à l'activité qu'il a déployée à secouer ces vieux endormis. Si lu vois
Loubens2, dis-lui bien des choses de ma part; et ce Courtépée, qu'en fais-tu?
peux-tu venir à bout de le faire lever en même temps que loi, ô travailleur
matinal ?
Adieu. Si je puis t'être utile ou agréable, je suis à toi.
E. HÉBERT.
Murât ne veut pas seulement t'écrire deux mots : il dit qu'il t'écrira.
CH. GOUNOD.
Ce n'est pas vrai.
MURAT.
1. Architecte, « rapin » de Lefuel.
2. Ancien élève de l'École polytechnique, ami de Gounod, d'Hébert, etc. ***
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