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Dix écrits de Richard Wagner - Une visite à Beethoven (7/9) > Une visite à Beethoven (7/9) J'étais donc enfin dans le sanctuaire ; mais la gêne affreuse où me jetait
l'incroyable procédé de mon compagnon m'ôtait toute la sérénité d'esprit qui
m'eût été nécessaire pour apprécier toute l'étendue de mon bonheur. Beethoven
n'avait dans son extérieur, il faut en convenir,rien de séduisant. Vêtu d'un
négligé fort en désordre, il avait le corps ceint d'une écharpe de laine rouge.
Son abondante chevelure grise encadrait son visage, et l'expression de ses
traits, sombre et même dure, n'était guère capable de mettre un terme à mon
embarras. Nous nous assîmes devant une table couverte de papiers ; mais une
préoccupation pénible nous dominait tous, personne ne parlait, et Beethoven
était visiblement contrarié de donner audience à deux personnes au lieu d'une.
Enfin il me dit d'un ton brusque : — Vous venez de L... ? J'allais lui répondre,
mais il m'arrêta en
me présentant une main de papier avec un crayon, et il ajouta : — Ecrivez, s'il
vous plaît. Je n'entends pas.
J'étais instruit de la surdité de Beethoven, et pourtant ce fut comme un coup de
poignard que ces mots articulés de sa voix rauque : Je n'entends pas ! Vivre
dans la pauvreté et les privations, n'avoir au monde d'autre consolation,
d'autre joie que la pensée de sa puissance comme musicien, et se dire, à toute
heure, à toute minute : Je n'entends pas !... Je lus dans ce seul mot tout le
secret de l'aspect défavorable de Beethoven ; je compris la raison de cette
tristesse profonde empreinte dans sa physionomie, de la sombre humeur de son
regard, et du dépit concentré d'ordinaire sur ses lèvres : il n'entendait pas
!... Plein de trouble et d'émotion, et à peine maître de moi, j'écrivis pourtant
quelques mots d'excuse accompagnés d'une brève explication des circonstances qui
avaient amené chez lui l'Anglais à mes trousses. Celui-ci était demeuré
immobile, en silence, et très satisfait de lui-même, en face de Beethoven qui,
après avoir lu mes lignes manuscrites, lui demanda assez brusquement ce qu'il y
avait pour son service.
— J'ai l'honneur, répliqua l'Anglais... — Monsieur, dit Beethoven, je ne vous
entends pas, et je ne puis pas beaucoup parler non plus. Ecrivez ce que vous
désirez de moi. L'Anglais réfléchit
tin moment, puis il tira de sa poche un élégant album de musique, en me disant :
Très bien ! voulez-vous écrire que je prie M. Beethoven d'examiner mes
compositions, et s'il y trouve quelque passage qu'il n'approuve pas, de vouloir
bien les signaler par une croix.
J'écrivis sa réclamation mot à mot dans l'espoir d'être bientôt débarrassé de sa
présence ; et j'avais deviné juste. Beethoven, après avoir lu, écarta de la main
sur la table, avec un étrange sourire, l'album de l'Anglais, et lui dit enfin :
Je vous le renverrai, monsieur. Mon gentleman enchanté se leva, fit une superbe
révérence, et se retira.
Je respirai enfin ! La physionomie de Beethoven lui-même perdit quelque chose
de son austérité, il me considéra quelques secondes, et me dit : « Cet Anglais
paraît vous avoir beaucoup tourmenté ; consolez-vous-en avec moi, car il y a
longtemps que je suis en butte à ces odieuses persécutions. Ils viennent visiter
un pauvre musicien comme ils iraient voir une bête curieuse. Je suis peiné de
vous avoir un moment confondu avec cette sorte de gens. Votre lettre témoigne
que mes compositions vous ont satisfait ; cela me fût plaisir, car j'ai renoncé
à peu près à conquérir les suffrages de la multitude ». Ces paroles simples et
familières dissipèrent toute ma timidité, et, pénétré de joie, j'écrivis que
j'étais loin assurément d'être le seul qui brûlât du même enthousiasme pour les
productions de son brillant génie, et que le plus ardent de mes vœux serait de le
voir un jour dans l'enceinte de ma ville natale, où il jouirait de l'admiration
unanime inspirée par son talent.
— Les Viennois, en effet, me dit-il, m'impatientent souvent, ils entendent
journellement trop de futilités déplorables pour pouvoir écouter de la musique
sérieuse avec la gravité convenable.
Je voulus réfuter cette critique en citant les transports dont j'avais été
témoin la veille à la représentation de Fidelio. — Hum, hum ! fit-il, Fidelio
?... Mon Dieu, c'est par vanité personnelle qu'ils applaudissent cet ouvrage de
la sorte, à cause de la docilité pour leurs conseils dont ils s'imaginent que
j'ai fait preuve dans le remaniement de cette partition, et ils croient, que
leur approbation de commande est une parfaite compensation de mon pénible
travail. Ce sont de braves gens, mais légers de science ; et c'est pour cela, du
reste, que leur société me plaît davantage que la vôtre, messieurs les érudits.
Du reste, comment trouvez-vous Fidelio maintenant ? — Je lui fis part de
l'impression délicieuse que j'avais ressentie la veille, en observant que
l'adjonction des nouveaux morceaux avait merveilleusement modifié et complété
tout l'ensemble. — Maudite besogne ! répartit Beethoven. L'opéra n'est point mon
fait ; du moins je ne connais pas de théâtre au monde pour lequel je voudrais
m'engager à composer un nouvel ouvrage. Si
j'écrivais une partition conformément à mes propres instincts, personne ne
voudrait l'entendre, car je n'y mettrais ni ariettes, ni duos, ni rien de tout
ce bagage convenu qui sert aujourd'hui à fabriquer un opéra, et ce que je
mettrais à la place ne révolterait pas moins les chanteurs que le public. Ils ne
connaissent tous que le mensonge et le vide musical déguisés sous de brillants
dehors, le néant paré d'oripeaux. Celui qui ferait un drame lyrique vraiment
digne de ce nom passerait pour un fou, et le serait en effet, s'il exposait son
œuvre à la critique du public, au lieu de la garder pour lui seul. ***
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