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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - Lettres > Lettres X
Mercredi, 12 octobre 1870, 8 Morden Road, Blackheath Park, near London.
Mes chers amis,
Puisque la correspondance est la seule ressource qui nous soit laissée pour combattre l'épreuve de la séparation, on ne saurait trop l'employer tant que les
circonstances le permettent: car sait-on, hélas! si ce qui est possible
aujourd'hui le sera encore demain? Nous avons donc réglé avec grand'mère que
nous ferions à tour de rôle le service de Varangeville pendant le temps que vous
y séjournerez; j'entre en fonctions aujourd'hui.
Mon cher Pi, je viens de lire dans un journal français que le sous-préfet de
Dieppe avait fait afficher un arrêté interdisant la sortie de France à tout
citoyen âgé de moins de soixante ans. Te voilà donc interné chez nous, non plus
seulement par ta propre volonté, mais par ordre des autorités. Mais moi, qui me
trouve hors de France, et dont le départ a eu lieu avant toute défense de ce
genre, je voudrais savoir de toi si le décret en question se trouve, ou non,
accompagné de quelque
autre mesure complémentaire qui me semble en être la conséquence ou plutôt la
cause et le principe logique, c'est l'appel au service pour tous les
hommes valides au-dessous de soixante ans : car je ne comprendrais pas une
interdiction de quitter la France s'appliquant à des hommes dont on ne voudrait
pas se servir pour défendre le pays.
Je te demande donc, à ce sujet, les renseignements les plus officiels que tu
puisses obtenir. Je ne te laisserai pas prendre ton fusil sans en prendre un à
côté de toi, et, quoique je ne sois pas chasseur, je ne serai pas encore assez
maladroit pour te tuer, sois tranquille. Chacun de nous deux doit être près de
l'autre, dès que l'un des deux est exposé, je te l'ai déjà dit, et l'humeur peu
militaire dont je suis doué n'a rien à voir ni à réclamer la dedans. Ce que j'ai
fait, je l'ai regardé comme un devoir absolu
qui ne serait plus qu'un devoir relatif, et par conséquent moindre, et par
conséquent nul, dès qu'un autre viendrait le primer.
Notre chère pauvre patrie
est dans une situation bien grave, et n'a encore, que je sache, rien traversé de
pareil. Jamais les deux grands problèmes de la lutte à l'extérieur et de l'union
à l'intérieur ne se sont posés avec la même urgence et dans de semblables
proportions. Je suis convaincu de l'unité actuelle à l'intérieur, contre
l'ennemi commun. Est-elle temporaire ou durera-t-elle après l'issue du combat,
quelle qu'en soit la lin ? voilà la question. Vaincus ou victorieux,
serons-nous, oui ou non, la France républicaine? En tout cas, quelles que soient
la résistance et la destinée de Paris, il me semble que la France mettra du
temps à être dévorée ; c'est un gros morceau, et son unité ne sera peut-être pas
si commode à déraciner.
Allons, je vous embrasse pour nous tous. Mille bonnes amitiés à vos chers
hôtes, et mes très affectueux respects à M. le curé, que je n'oublie jamais.
CHARLES GOUNOD. ***
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