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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'enfance (2/13) > L'enfance (2/13) Mon père, François-Louis Gounod, né en 1758, avait, au moment de son mariage,
un peu plus de quarante-sept ans. C'était un peintre distingué, et ma mère m'a
dit souvent qu'il était considéré comme le premier dessinateur de son temps par
les grands artistes ses contemporains, Gérard, Girodet, Guérin, Joseph Vernet,
Gros et autres. Je me rappelle un mot de Gérard que ma mère racontait avec un
bien légitime orgueil. Gérard, entouré de gloire et d'honneurs, baron de
l'Empire, possesseur d'une grande fortune, avait de fort beaux équipages.
Sortant, un jour, eu voiture, il rencontra, dans les rues de Paris, mon père qui
était a pied. Aussitôt il s'écria :
— Gounod ! à pied ! quand moi je roule carrosse! Ah! c'est une honte!
Mon père avait été élève de Lépicié, en même temps que Carle Vernet (le fils
de Joseph et le père d'Horace). Il avait concouru, à deux reprises différentes,
pour le grand prix de Rome. Un trait de sa jeunesse montrera combien étaient
scrupuleuses sa conscience et sa modestie d'artiste et de condisciple. Le sujet
du concours était la Femme adultère. Parmi les concurrents dont mon père
faisait partie, se trouvait le peintre Drouais, dont tout le monde connaît le
remarquable tableau qui lui valut le grand prix. Mon père avait été admis par
Drouais à voir son œuvre de concours : il déclara sincèrement à son camarade
qu'il n'y avait pas de comparaison possible entre leurs deux tableaux, et, de
retour dans sa loge, il creva sa toile, la jugeant indigne de figurer à côté de
celle de Drouais. Cela donne la mesure de cette probité artistique qui ne
balançait pas un instant entre la voix de la justice et celle de l'intérêt
personnel.
Homme instruit, esprit délicat et cultivé, mon père eut, toute sa vie, une
sorte d'effroi à la pensée d'entreprendre une grande œuvre. Doué comme il
l'était, peut-être est-ce dans une santé assez frêle qu'il faut chercher
l'explication de cette répugnance ; peut-être aussi faut-il tenir compte d'un
extrême besoin d'indépendance qui lui faisait redouter de s'engager dans un
travail de longue haleine. L'anecdote suivante en fournira un exemple.
M. Denon, alors conservateur du Musée du Louvre, et en même temps, je crois,
surintendant des musées royaux de France, avait pour mon père beaucoup de
sympathie et faisait grand cas de son talent comme dessinateur et comme graveur
à l'eau-forte. Il proposa un jour à mon père l'exécution d'un recueil de
gravures à l'eau-forte destiné à reproduire la collection composant le Cabinet
des médailles, et lui assurait, en retour, et jusqu'à l'achèvement de ce
travail, un revenu annuel de dix mille francs. Pour un ménage qui n'avait rien,
c'était, dans ce temps-là surtout, une fortune ; et il y avait à faire vivre un
mari, une femme et deux enfants. Mon père refusa net, se bornant à quelques
portraits et à des lithographies qu'on lui commandait, et dont plusieurs sont
des œuvres de premier ordre, conservées encore aujourd'hui dans les familles
pour lesquelles elles avaient été exécutées.
Au reste, dans ces portraits même qui révélaient un sentiment si fin, un
talent si sûr, la vaillante énergie de ma mère était souvent indispensable pour
que la tâche fût menée jusqu'au bout. Combien d'entre eux seraient restés en
route, si elle n'y avait pas mis la main ! Que de fois elle a dû charger et
nettoyer elle-même la palette ! Et ce n'était pas tout. Tant qu'il ne s'agissait
que du côté humain du portrait, de l'attitude, de la physionomie, des éléments
d'expression du visage, les yeux, le regard, l'être intérieur en un mot, c'était
tout plaisir, tout bonheur! Mais, quand il fallait en venir au détail des
accessoires, manchettes, ornements, galons, insignes, etc., oh! alors, la
défaillance arrivait; l'intérêt n'y était plus ; il fallait de la patience ;
c'est là que la pauvre épouse prenait la brosse et endossait la partie ingrate
de la besogne, achevant, par l'intelligence et le courage, l'œuvre commencée par
le talent et abandonnée par la crainte de l'ennui.
Mon père, outre son travail de peintre, avait heureusement consenti à ouvrir
chez lui un cours de dessin, qui, non seulement amenait à la maison un peu du
nécessaire pour vivre, mais qui devint, comme on le verra plus loin, le point de
départ de la carrière de ma mère comme professeur de piano.
Tel fut le train plus que modeste de notre pauvre maison, jusqu'à la mort de
mon père, qui eut lieu le 4 mai 1823, a la suite d'une fluxion de poitrine. Il
était âgé de soixante-quatre ans. Ma mère restait veuve avec deux enfants, mon
frère aîné, âgé de quinze ans et demi, et moi, qui allais avoir cinq ans le 17
juin. ***
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