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CHARLES GOUNOD, MÉMOIRES D'UN ARTISTE - L'Allemagne (4/4) > L'Allemagne (4/4) A mon arrivée à Berlin, je m'empressai d'aller voir madame Henzel, ainsi qu'elle
m'avait engagé à le faire ; mais, au bout de trois semaines environ, je tombai
de nouveau gravement malade d'une inflammation d'intestins, au moment même où je
venais d'écrire à ma mère que je me disposais à partir et que j'allais enfin la
revoir après une séparation de trois ans et demi.
Madame Henzel m'envoya aussitôt son médecin auquel je posai l'ultimatum suivant
:
— Monsieur, j'ai à Paris une mère qui attend mon retour et qui, maintenant,
compte les heures : si elle me sait retenu loin d'elle par la maladie, elle va
partir et est capable d'en devenir folle en route. Elle est âgée. Il faut que je
lui donne un motif de mon retard, mais ce ne peut être qu'à bref délai. Quinze
jours, c'est tout ce que je puis vous donner pour me mettre en terre ou me
remettre sur pied.
— C'est bien, me dit le docteur; si vous êtes résolu à suivre mes prescriptions,
dans quinze jours vous partirez.
Il tint parole : le quatorzième jour, j'étais hors d'affaire, et quarante-huit
heures après, je partais pour Leipzig, où résidait Mendelssohn pour qui sa sœur,
madame Henzel, m'avait donné une lettre d'introduction.
Mendelssohn me reçut admirablement. J'emploie ce mot à dessein pour qualifier
la condescendance avec laquelle un homme de cette valeur accueillait un enfant
qui ne pouvait être à ses yeux qu'un écolier. Pendant les quatre jours que je
passai à Leipzig, je puis dire que Mendelssohn ne s'occupa que de moi. Il me
questionna sur mes études et sur mes travaux avec le plus vif et le plus sincère
intérêt ; il voulut entendre au piano mes derniers essais, et je reçus de lui
les paroles les plus précieuses d'approbation et d'encouragement. Je n'en mentionnerai qu'une seule,
dont j'ai été trop fier pour jamais l'oublier. Je venais de lui faire entendre
le Dies iræ de mon requiem de Vienne. Il mit la main sur un morceau à cinq voix
seules, sans accompagnement, et me dit :
— Mon ami, ce morceau-là pourrait être signé Cherubini !
Ce sont de véritables décorations que de semblables paroles venant d'un tel
maître, et on les porte avec plus d'orgueil que bien des rubans.
Mendelssohn était directeur de la Société philharmonique Gewandhaus. Cette
Société ne se réunissait pas à cette époque, la saison des concerts étant passée
; il eut la délicate prévenance de la convoquer pour moi et me fit entendre sa
belle symphonie dite « Ecossaise » en la mineur, de la partition de laquelle il
me fit présent avec un mot de
souvenir amical écrit de sa main, — Hélas! la mort prématurée de ce beau et
charmant génie devait bientôt faire pour moi de ce souvenir une véritable et
précieuse relique !... Et cette mort elle-même suivait, au bout de six mois,
celle de la charmante sœur à qui je devais d'avoir connu son frère !
Mendelssohn ne borna pas ses attentions à cette convocation de la Société
philharmonique. Il était organiste de premier ordre, et voulut me faire
connaître plusieurs des nombreuses et admirables compositions que le grand
Sébastien Bach a écrites pour l'instrument sur lequel il régna en souverain. Il
fit, à cette intention, visiter et remettre en état le vieil orgue de
Saint-Thomas que Bach lui-même avait joué jadis, et là, pendant plus de deux
heures, me révéla des merveilles que je ne soupçonnais pas; puis, pour mettre le
comble à ses gracieusetés, il me fit cadeau d'un recueil de motets de ce Bach pour lequel il avait une religieuse vénération, à
l'école duquel il avait été formé dès son enfance, et dont, à l'âge de quatorze
ans, il dirigeait et accompagnait par cœur le grand oratorio de la Passion selon
Saint Mathieu.
Telle fut pour moi l'obligeance parfaite de cet homme charmant, de ce grand
artiste, de cet immense musicien, enlevé, dans la fleur de l'âge, — trente-huit
ans, — à l'admiration qu'il avait conquise et aux chefs-d'œuvre que lui eût
réservés l'avenir. Étrange destinée du génie, même le plus aimable ! ces œuvres
exquises qui font aujourd'hui les délices des abonnés du Conservatoire, il a
fallu la mort de celui qui les avait écrites pour leur faire trouver grâce
devant les mêmes oreilles qui les avaient autrefois repoussées.
Après avoir vu Mendelssohn, je n'avais
plus qu'un souci : revenir le plus tôt possible à Paris et retrouver ma pauvre
chère mère. Je partis donc de Leipzig le 18 mai 1843 ; je changeai de voiture
dix-sept fois en route : sur six nuits, j'en passai quatre en voyage ; et enfin,
le 20 mai, j'arrivais à Paris, où allait commencer pour moi une vie nouvelle.
Mon frère m'attendait à l'arrivée de la diligence, et tous deux nous prenions le
chemin de cette chère maison où j'allais retrouver et rapporter tant de joie.
1. Voir plus loin, une lettre de Gounod à Lefuel, eu date du
21 août 1842. ***
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