Aspects de la contrebasse solitaire - QUATRIEME PARTIE : Théâtre - Les traditions du concert reniéesQUATRIEME PARTIE : Théâtre > Les traditions du concert reniées
II- Les traditions du concert reniées
Au concert, l'entrée sur scène de l'artiste, les prémices de l'exécution
(installation de l'interprète, accord de l'instrument), puis la sortie de
l'interprète, sa prestation finie, constituent une part du rituel du concert. La
musique contemporaine rompt dans de nombreuses oeuvres avec ces traditions du
concert.
A- Entrée et sortie de l'artiste
J'ai tant rêvé de Sharon Kanach est un exemple d'abandon volontaire
des traditions du concert, dans l'arrivée et le départ de l'instrumentiste :
celui-ci entre sur scène portant la contrebasse comme une croix pour l'amener
devant le pupitre ; il quitte ensuite la scène en laissant traîner sa
contrebasse derrière lui. Dans Piège I, J. Richer demande à l'interprète
de sortir sans son instrument, la contrebasse doit alors quitter la scène seule
(tirée par des fils...). Citons encore Suite surréaliste de Pillinger1,
ou le contrebassiste sort de la housse de contrebasse en pyjama et bonnet de
nuit !
Ces déplacements de l'instrumentiste, ou de son instrument sont
caractéristiques d'une recherche d' indépendance face aux usages établis, mais
ils ne sont pas spécifiés comme tels dans la partition. L'effet théâtral découle
pour le public inévitablement du reniement des traditions du concert. Le public
applaudit lors de l'entrée ou delà sortie de l'instrumentiste. Le spectateur est
alors inscrit dans l'action de l'oeuvre, puisque ses réactions sont anticipées
par le compositeur, qui peut ainsi les exploiter. En 1965, la Sequenza III
pour voix de Berio rend compte de cet axe de recherche du compositeur ; lorsque
la chanteuse entre, les applaudissements doivent recouvrir le début de l'oeuvre.
B- A propos des prémices du concert
L'accord de l'instrument, à l'aide des harmoniques pour la contrebasse,
s'effectue fréquemment devant le public. Cette action fait donc partie encore
une fois du rituel du concert.
Improvisations pour contrebasse seule de E. Kurtz accorde une grande
place à l'accord de la contrebasse. E. Kurtz écrit : "L'interprète doit donner
l'impression que l'oeuvre prend naissance à l'instant même où il accorde son
instrument."2 Trois parenthèses figurent alors dans la partition. La
parenthèse A demande à l'interprète "d'attacher beaucoup de soin à la
vérification de l'accord, faisant preuve d'initiative et d'imagination... il est
néanmoins reconnu d'observer une certaine sobriété, un effet volontairement
comique serait déplacé." Dans la parenthèse B, l'interprète vérifie de nouveau
la justesse des premières cordes. Malgré cette intégration de l'accord dans la
partition, le compositeur signale que l'oeuvre commence véritablement après la
parenthèse C.3 Cette attitude du compositeur semble quelque peu
ambiguë : l'effet comique est rejeté, l'oeuvre débute réellement après les
différents accords, qui font pourtant partie de cette oeuvre ! En fait, le
public reçoit le début de l'oeuvre avec une attitude de surprise, puisque le
rituel de l'accord est répété trois fois. J. M. Colin au cours de l'oeuvre
Gestique I renouvelle également trois fois l'accord au cours de l'oeuvre en
spécifiant : "l'action doit être perçue par
l'auditeur."
L'accord, élément indispensable d'une représentation, devient un moyen de
joindre l'utile (car l'accord garde sa fonction première) au théâtral.
Le début de Valentine, de J. Druckman "petite pièce à la manière de
Kagel"4, constitue encore un exemple de rejet des habitudes. Il est
demandé au contrebassiste de jouer des séquences dans un ordre quelconque, à la
la limite de l'audible pour le public. Celui-ci doit donc percevoir la
particularité de l'action de l'interprète ("the performer making furiously
passes at the instrument"5). Après vingt secondes de jeu théâtral, "plus
visuel qu'auditif"6, le contrebassiste sans la moindre interruption,
reprend "normalement" le cours de la pièce.
A l'interprète, est confié le rôle d'évaluer la proportion du comique, du
théâtral, dans les effets recherchés par le compositeur. Il s'agit d'une
interprétation peu commune de la notation, qui peut résulter de la collaboration
entre compositeur et interprète.
1- Franz Pillinger compositeur et interprète, a remporté avec cette pièce le
concours de composition organisé par MC2 Octo Bass. Suite surréaliste a
été créée au festival international de la contrebasse, à Avignon, août 1994.
2- Eugène Kurtz. Improvisations pour contrebasse seule, Pais : Jobert,
1968, notes d'interprétation.
3- Ibid.
4- (article non signé). "Festival", Le Monde, 29 juin 1984.
5- Jacob Druckman. Valentine, New York : MCA, 1970, notes
d'interprétation.
6- Ibid.