Aspects de la contrebasse solitaire - Avant-propos - Avant-proposAvant-propos > Avant-propos
Avant-propos
La littérature pour instrument seul
La seconde partie du vingtième siècle assiste au
développement d'une littérature pour instrument seul, écartée du répertoire
musical occidental depuis quelques siècles. Les pièces pour instrument seul
témoignent d'une démarche nouvelle. Le compositeur se détourne d'une grande
tradition musicale de l'art occidental : la polyphonie, impliquant plusieurs
voix, plusieurs instruments. Il ne s'en éloigne qu'implicitement, car l'écriture
pour instrument seul, nous le verrons, permet "une pluralité interne"1.
Les pièces pour instrument seul sont nées du désir de
découvrir les richesses de l'instrument unique ; des ressources instrumentales
jusqu'alors insoupçonnées se développent, et par là, un nouvel espace de jeu
s'ouvre pour l'interprète.
Ces oeuvres suggèrent au compositeur de nouvelles
possibilités d'écriture, en permettant l'exploration du timbre et du son d'un
instrument unique (puis de deux instruments, lorsque l'interprète devient source
sonore).
La relation entre le compositeur et l'interprète contribue au
développement du répertoire pour instrument seul. Jean-Yves Bosseur souligne que
des musiciens comme "Cathy Berberian, Severino Gazzeloni, Heinz Holliger,
Siegfried Palm, Vinko Globokar, [...] ont déclenché tout une "littérature"
musicale soliste [...] "2. Le compositeur a besoin du savoir
instrumental de l'interprète. L'interprète lui-même souhaite utiliser le talent
du compositeur, afin qu'une nouvelle littérature pour son instrument puisse
exister. L' interprète peut se faire lui-même compositeur, en exploitant "sans
intermédiaire" les ressources de son propre instrument. Citons Stripsody
de Cathy Berberian, Pneuma de Heinz Holliger, Taxi de Joëlle
Léandre. Pour certains instruments, comme la contrebasse, jusqu'alors confinés
dans leur fonction
d'instruments d'orchestre, l'idée d'une mise en valeur totale de l'instrument,
de ses ressources spécifiques, et de l'interprète représente un intérêt
considérable.
Le compositeur profite par des recherches diverses
(sonores, gestuelles, théâtrales) des particularités offertes par l'unicité d'un
instrument, et de son interprète.
Le travail du son constitue un aspect primordial de
l'écriture du répertoire pour instrument seul. A l'orchestre, le timbre existe
comme composant d'une couleur sonore, d'un ensemble ; dans le répertoire pour
instrument seul, il existe pour lui-même, il est "pur". A propos des musiques de Scelsi, Tristan Murail écrit : "Beaucoup de pièces sont d'ailleurs écrites pour
instrument seul, non pas dans un dessein mélodique, mais afin d'y travailler le
son dans toute sa pureté."3
Les richesses contenues dans le son "pur" permettent
d'évoquer "une multiplicité du son". "La distinction entre monodie et polyphonie
est en acte et non en puissance ; virtuellement, l'une et l'autre sont plongées
dans la multiplicité du son"4.
L'avènement du répertoire pour instrument seul ne symbolise
pas un rejet de la pratique polyphonique. Celle-ci demeure très présente. Elle
est largement mise en valeur par l'unicité de l'instrument. Philippe Albera,
dans une étude des Sequenzas de Berio, met en évidence plusieurs types de
polyphonie :
"La polyphonie réelle (écriture à plusieurs voix), la
polyphonie virtuelle (par le jeu des répétitions dans une monodie, par le retour
périodique sur des hauteurs gelées, par la similitude de structures réparties
sur la totalité de la forme) enfin la polyphonie d'actions (lorsque plusieurs
couches musicales sont superposées : une succession de hauteurs et une
succession d'intensités autonomes, ou comme dans Sequenza III, les
hauteurs, les activités expressives, le travail sur le texte)."5
Ainsi les instruments monodiques par tradition deviennent
polyphoniques par l'agencement (succession, simultanéité) des notes, ou des
événements sonores. Les instruments à archet, à vent sont considérés comme avant
tout monodiques. Chaque instrument développe ou crée des techniques diverses
pour obtenir les effets d'une polyphonie réelle : doubles cordes, arpèges pour
les instruments à archet, multiphoniques pour les instruments à vent (utilisées
également par les instruments à archet)... Dutilleux, à propos du concerto pour
violon L'arbre des songes explique : "L'aventure m'a beaucoup intéressée
à partir du moment où j'ai considéré les possibilités polyphoniques de
l'instrument de manière qu'il se suffise à lui-même."6 Par
l'élargissement des timbres, des modes de jeux, bref, de la palette sonore de
l'instrument, l'oeuvre tend à simuler la présence de plusieurs instruments de
même nature, ou même de nature différentes. De Density 21,5 (Varèse,
1933), Odile Vivier écrit : "II semble à l'auditeur que plusieurs instruments se
répondent [...] certains effets de percussion (les clefs frappent sur la flûte
où l'exécutant n'entretient qu'un souffle léger) dépassent les possibilités
sonores que l'on avait coutume d'attendre d'une flûte."7
Enfin, évoquons le rôle de l'interprète qui devient
instrumentiste multiple. L'écriture virtuose propre aux pièces pour instrument
seul, la sollicitation de l'interprète en tant que source sonore, (et acteur)
exige de l'interprète un investissement extrême.
Il résulte de cette nouvelle forme d'investissement, une
relation plus forte entre instrument et instrumentiste. Ivanka Stoianova écrit :
"C'est par la relation extrêmement importante entre le musicien et son
instrument que les possibilités techniques peuvent être élargies [...] la
relation entre le musicien et son instrument s'avère génératrice de nouvelles
modalités d'émission du son qui demandent l'extension de la virtuosité
traditionnelle."8
De nombreux aspects du répertoire pour instrument seul
sous-tendent une théâtralité. La mise en valeur du geste de l'interprète, de son
investissement, la relation qui s'instaure entre instrumentiste et instrument et
parfois la présence d'une véritable dramaturgie marquent l'aspect théâtral des
pièces. Ajoutons que ces pièces sont fréquemment composées à l'attention d'un
interprète précis. Si cette collaboration consacre un "accord particulier entre
compositeur et interprète, le témoignage d'un rapport humain"9, elle
permet encore au compositeur de s'inspirer directement de la personnalité d'un
interprète, à des fins théâtrales.
1- G. Mathon. Les Rumeurs de la voix, thèse de doctorat, Paris VIII
Saint Denis, 1988, p. 28.
2- J. Y. et D. Bosseur. Révolutions musicales, Paris : Minerve, 1986, p.
133.
3- Tristan Murail. "La musique de Scelsi", Journal de la fondation de
Royaumont, 2, p. 3.
4- Geneviève Mathon. Op cit., p. 28.
5- Philippe Albera. "Introduction aux 9 Sequenzas", Musique en jeu,
1, septembre 1983, p. 91.
6-Cité par Anne Penesco. Les instruments à archet dans les musiques du
vingtième siècle, Paris : Champion, 1992, p. 272.
7- O. Vivier. "Innovations instrumentales d'Edgard Varèse", La revue
Musicale, 226, 1955, p. 193.
8- I. Stoianova. "Luciano Berio, chemins en musique", La revue musicale,
375-7, 1985, p. 392.
9- Cité par I. Stoianova. Ibid., p. 392.