Aspects de la contrebasse solitaire - PREMIERE PARTIE : Présentation de l'instrument - L'apport du jazzPREMIERE PARTIE : Présentation de l'instrument > L'apport du jazz
III- L'apport du jazz
A- Evolution du rôle de la contrebasse dans le jazz
La contrebasse dans les petites ou grandes formations de
jazz assure une double fonction : harmonique et rythmique. Harmonique car sa
ligne est basée sur des chiffrages d'accord ; rythmique car elle assure avec
fermeté les rythmes fondamentaux. Ce soutien du "walking bass" est d'ailleurs
fréquemment comparé à celui des "basses continues" de la musique du dix-septième
siècle.
Joachim Ernst Berendt situe l'histoire de la basse moderne
avec Jimmy Blanton1. "Son lyrisme lui a permis d'en découvrir les
potentialités" affirme Michel Gaudry2, ex-contrebassiste de
l'orchestre de Duke Ellington. Avec Jimmy Blanton, la contrebasse devient déjà
instrument soliste ; c'est-à-dire qu'elle crée une voix supplémentaire pouvant
jouer par exemple un thème avec un instrument dit mélodique comme le trombone,
la trompette... Charlie Mingus, Slam Steward par la suite développent ce nouvel
aspect de la contrebasse. Mingus exécute des improvisations comme soliste (non
accompagné), Slam Steward (et Major Holley) des solos utilisant archet et voix.
A partir des années cinquante, "la contrebasse est délivrée de son rôle
systématique d'accompagnement dans les sections rythmiques des ensembles, elle
assume sa position de soliste majeure dans le free et les styles d'avant garde
du jazz."3 Les contrebassistes de jazz sont nombreux : Red Mitchell
("un merveilleux soliste qui phrase avec une intensité et une mobilité égales à
celle d'un saxophoniste"4), Scott La Faro, Ron Carter, Gary Peacock,
Barre Philips, NHOP, Jean François Jenny Clarck, et une multitude d'autres ont
su adhérer à ce concept de contrebasse soliste, et faire ainsi découvrir au
public des ressources sonores insoupçonnées.
Le jazz a montré que la contrebasse était largement
capable, digne, d'assumer d'autres fonctions que celle d'accompagnement. Il faut
alors s'interroger sur la part de responsabilité du jazz dans l'avènement du
répertoire pour contrebasse seule "classique" (ce terme est employé en
opposition à celui de jazz ; il désigne la musique écrite contemporaine).
Le fait que la contrebasse ait pu prendre une telle ampleur
dans le jazz a-t'il collaboré à l'apparition du répertoire pour contrebasse
seule ? Nous posons des questions sans être en mesure d'apporter des réponses
précises. Indéniablement, cependant, l'interprète devenu soliste dans la musique
jazz a développé des techniques, des sonorités qui ont beaucoup apporté à la
musique écrite.
B- Vélocité
Lorsque la contrebasse est instrument soliste en jazz, le désir d'accomplir
des improvisations mélodiques plus libres et plus rapides tend à faire
progresser la technique de la main gauche (plus de précision, de dextérité) et
de la main droite avec le pizz. Alors que le pizz ne demandait qu'un doigt de la
main droite, l'utilisation de deux ou trois doigts devient nécessaire pour
répondre aux exigences de la ligne mélodique. L'objectif est de pouvoir
construire une ligne mélodique aussi rapide et complexe que celle d'un
instrument à vent, à clavier. Niels Henning Orsted-Pedersen (NHOP) considère
qu'un solo "ne doit pas être déterminé par l'instrument. Ce qui me plaît
aujourd'hui c'est qu'on a dépassé le point où on se heurte à des difficultés
techniques."5
Dans plusieurs oeuvres écrites pour contrebasse seule, le pizz en succession rapide est utilisé, demandant une maîtrise de cette technique
empreinte du jazz. C'est le cas dans In et Out de Dusapin, dans
Fantasia Oscura de Marc Monnet. Ces deux oeuvres sont d'ailleurs composées
pour le contrebassiste Jean Paul Céléa, qui se consacre beaucoup au jazz et aux
musiques improvisées.
C- Recherches de sonorités
Avec Scott La Faro, Charlie Haden, Barre Philips, les
recherches sur l'instrument s'orientent différemment : les effets sonores sont
de plus en plus recherchés, plutôt que les effets de vélocité.
La contrebasse possède dès ses débuts dans le jazz une
fonction rythmique, qui implique des effets percussifs sur l'instrument. Michel
Gaudry évoque "une sorte de batterie souple qui serait accordée"6
pour désigner la contrebasse. Les modes de jeu tels que le slap, qui fait
claquer la corde contre la touche peut aller jusqu'à simuler la présence de deux
instruments. A partir des années 50-60, la contrebasse est utilisée réellement
comme instrument de percussion. La caisse de l'instrument frappée produit des
effets inouïs. Les harmoniques, les sons entre chevalet et cordier sont encore
des sources d'exploration. Alyn Shipton cite encore des "improvisations
simultanées sur plusieurs cordes."7 Un enregistrement de Dave Holland
et Barre Philips (Music for two basses) rend compte de ces effets
prodigieux.
Scott La faro, Jimmy Garrison, David Izenzon donnent à la
contrebasse les sonorités de la guitare. Scott La Faro fait de son instrument
une "sorte de guitare super dimensionnelle à registre grave dont la sonorité
possède une diversité de possibilités qui aurait été jugée impossible avant lui,
mais qui n'en satisfait pas moins toujours aux fonctions traditionnelles de la
basse."8
D- Le rapport instrument- instrumentiste
Un autre aspect qui est en fait à l'origine du développement technique et
musical de la contrebasse dans le jazz concerne la relation entre l'interprète
et son instrument. Joachim Ernst Berendt définit le musicien de jazz comme plus
investi, car plus sensible à ce qu'il joue que le musicien classique9
(nous ne parlons pas ici spécifiquement de la musique contemporaine). Hodeir
remarque alors que "le compositeur de tradition européenne pense sa phrase dans
l'absolu et s'efforce ensuite de la plier aux exigences d'un instrument donné.
L'improvisateur de jazz ne créé qu'en fonction de l'instrument dont il joue :
dans les cas d'assimilation les plus poussées, cet instrument est en quelque
sorte une partie de lui-même."10 De toute évidence, une relation
s'instaure entre l'interprète et son instrument, incontournable. Dans la musique
contemporaine, et notamment dans le répertoire pour instrument seul, on assiste
également à une personnalisation des oeuvres. Comme Shirley de Alina
Piechowska est ainsi inspirée de la personnalité de Joëlle Léandre. Un lien
véritable existe donc entre la contrebassiste (J. Léandre) et son instrument.
Une comparaison entre musique du jazz et celle du répertoire pour contrebasse
seule, montre une recherche d'effets similaires. De nombreuses oeuvres utilisent
la contrebasse en tant qu'instrument de percussion ( Zab de Philippe Boivin,
Valentine de Jacob Druckman). Les improvisations simultanées rappellent la
recherche de polyphonie (A. Mi. K. Ciao Trahn de Dao). En fait, l'esprit même de
recherche de l'interprète de jazz (trouver des sonorités toujours plus
étonnantes, faire de la contrebasse un instrument multiple, créer une relation
avec l'instrument) est similaire à celui du compositeur ou de l'interprète des
musiques écrites de notre époque. Joëlle Léandre, comparant les musiciens
"classiques" aux musiciens friands de musique contemporaine dit : "Même les
classiques ne peuvent pas ne pas être au courant du jazz. Le jazz a énormément
apporté à la basse. Je souhaite pour eux qu'ils sache comment jouer Scott La
Faro..."11
1- Joachim-Ernst Berendt. Le grand livre du jazz, éd. du Rocher pour
la trad. française, 1986, p.386
2- Michel Gaudry. "La contrebasse chez Duke Ellington", jazz magazine,
510, mai 1994, p. 29.
3- Alyn Shimpton. "Double bass", New Grove jazz, London : Mac Millan,
1988, p. 303.
4- Joachim-Ernst Berendt. Op.cit., p. 389.
5- Cité par Joachim Ernst Berendt. Op cit., p. 393.
6- Michel Gaudry. Op. cit., p. 29.
7- Alyn Shipton. Op cit., p. 303.
8- Joachim Ernst Berendt. Le grand livre du jazz, éd. du Rocher pour la
trad. française, 1986, p.39O.
9- Ibid. p. 180.
10- André Hodeir. Hommes et problèmes du jazz, Marseille : Parenthèses
pour la trad. française, 1981, p.143.
11 - Joëlle Léandre. Entretien, août 1994.