Aspects de la contrebasse solitaire - QUATRIEME PARTIE : Théâtre - La relation instrument-instrumentisteQUATRIEME PARTIE : Théâtre > La relation instrument-instrumentiste
V- La relation instrument-instrumentiste
La littérature pour instrument seul contribue à l'élaboration d'une relation
entre interprète et instrument.
Au répertoire pour contrebasse seule, on associe la présence d'un soliste sur
scène. En fait, l'interprète n'est pas soliste, il est "duettiste", ce qui
suppose une relation déjà existante entre l'interprète et son instrument. Joëlle
Léandre explique : "Dans duettiste, il y a duo et duel [...] avant de parler au
public, je parle à ma basse, elle est mon partenaire."1 Pour la
contrebassiste, un instrument moins imposant, moins présent physiquement, que la
contrebasse, ne peut donner d'emblée cette même impression de deux "êtres" sur
scène.
Dans le déroulement de l'oeuvre, un relation s'instaure dès l'instant où le
contrebassiste prend conscience que de son propre geste naît le son. Le théâtre
musical accorde une importance majeure à cette liaison entre le geste et le son
engendré, donc à la relation entre l'instrumentiste et son instrument. De même,
lorsque l'interprète devient source sonore lui-même, de nouveaux liens se créent
entre le contrebassiste et son instrument : lien sémantique, lien de
complémentarité de deux sources sonores.
Une autre dimension nous intéresse particulièrement dans ce chapitre : la
relation psychologique entre l'interprète et sa contrebasse, notamment dans les
oeuvres suivantes :
- Valentine de J. Druckman
- Alice de M. Finissy
- Zab de P. Boivin
La relation psychologique s'instaure avec l'apparition de véritables
sentiments de l'interprète envers sa contrebasse.
Le regard du contrebassiste est un des éléments de la relation
instrument-instrumentiste dans Zab et Alice. Le regard, lorsque
l'écriture le spécifie et le met en valeur, constitue un symbole d'attachement à
l'instrument. En même temps, il représente une attention particulière de
l'interprète pour la contrebasse, un procédé pour l'explorer, la connaître
davantage. Dans Alice, le compositeur ne demande pas explicitement au
contrebassiste de regarder son instrument, mais de garder les yeux ouverts en
faisant face directement à la contrebasse. Puis vers la fin de l'oeuvre,
l'interprète doit détacher son regard de la contrebasse. L'action de regarder
s'inscrit dans une évolution explicite du comportement du contrebassiste face à
son instrument. Dans Zab, le regard est également sollicité : regard sur
la "tête" de l'instrument, sur les clefs, regard à travers l'archet. Le regard
est lié à d'autres actions, comme celle de faire pivoter la contrebasse, celle
de frapper la contrebasse.
Exemple 1. Zab, de P. Boivin
Dans Alice, une relation de tendresse transparaît, par le jeu théâtral
du contrebassiste et la présence de la contrebasse. La pièce entière semble être
une confrontation entre les deux acteurs. Une véritable dramaturgie s'impose de
façon explicite aux yeux du spectateur. Plusieurs gestes s'enchaînent, donnant
un véritable sens aux actions de l'interprète :
- "Prendre le bout de l'archet dans la bouche, faire semblant de le mâcher."
- "Expression de l'incapacité à déterminer le plaisir provoqué par la pause
chewing. "
- "Alors finalement, dégoût."
- "Laissez l'archet, dégoûté sur le plancher."
- "Brève pause pendant que vous considérez votre action."
- "Alors penchez vous en avant et tendrement, embrassez les épaules de la
contrebasse."
- [•••]
- "Serrez la contrebasse, passionnément, embrassez-la, les yeux fermés, puis
émettez un gargouillement (gurgling) de plaisir."
Plusieurs actions sont concrétisées par un dessin (exemple du contrebassiste
enlaçant sa contrebasse).
Exemple 1. Alice, de M. Finissy
Le comportement de l'interprète face à son instrument est encore suggéré dans
Zab. Le contrebassiste doit être affectueux (con affeto). Un
dessin montre alors (similitude avec Alice) l'expression du visage que
l'interprète doit adopter.
Exemple 1. Zab, de P. Boivin
Dans Valentine, (de J. Druckman), la relation semble plus forte encore
qu'une relation de tendresse. Valentine, c'est pour le jour de la
Saint-Valentin, patron des amoureux. Le compositeur écrit que "l'homme doit
assaillir son instrument". 2 De l'investissement extrême du
contrebassiste, qui "attaque l'instrument avec l'archet, avec une baguette de
timbales [...]"3, de son utilisation comme source sonore découle
cette relation, plutôt tendancieuse. Zab aussi représente un véritable
corps à corps avec l'instrument. L'interprète joue debout, à genoux, couché,
avec sa contrebasse qui suit ses mouvements. N'oublions pas le titre véritable
de l'oeuvre : "Zab ou la passion selon Saint Nectaire".
Une écriture "traditionnelle" marque déjà inévitablement la relation
instrument-instrumentiste, par l'investissement de l'interprète, l'allure de
l'instrument. L'écriture théâtrale contribue largement au développement de cette
relation, le geste de l'interprète traduit des actions psychologiques, qui
impliquent une confrontation réelle entre le contrebassiste et son instrument.
Conclusion :
Contrebasse et contrebassiste sont favorables aux effets théâtraux. La
contrebasse, par sa forme même, le contrebassiste par sa curiosité, son désir de
voir son instrument mis en valeur. Pour le public, cette nouvelle sollicitation
de son attention, de sa participation, offre un regain d'intérêt. L'effet
théâtral instaure une relation entre le public et l'oeuvre exécutée, que le
développement d'oeuvres dites "hermétiques" avait rompu.
1- Joëlle Léandre. Entretien, août 1994.
2- J. Druckman, Valentine, New York : MCA, 1969.
3- Ibid.