Aspects de la contrebasse solitaire - DEUXIEME PARTIE : Quelques aspects de l'écriture - La dimension polyphoniqueDEUXIEME PARTIE : Quelques aspects de l'écriture > La dimension polyphonique
II- La dimension polyphonique
Deux types d'écriture polyphonique se distinguent. Le premier privilégie
l'effet de simultanéité, dans une recherche de sonorités inouïes. L'empilement
de notes crée l'effet sonore (partie A). Le second cherche une conduite de
plusieurs voix, plusieurs parties (partie B).
A- L'effet d'amas sonore
1- Double corde et arpège
"Les doubles cordes sont possibles sur toutes les cordes conjointes et sur
les cordes I et IV en passant l'archet entre les cordes et la table... les
triples cordes ne sont réalisables telles qu'elles : on les joue soit
arpeggiato, soit 2 par 2 arpeggiato en utilisant éventuellement les
résonances."1 Dans une échelle tempérée, et pour une contrebasse
accordée par quarte (mi la ré sol), les intervalles réalisables entre
deux cordes conjointes (jusqu'au bout du manche) sont : la tierce mineure,
majeure, la quarte juste, la quinte diminuée, la quinte juste.2 Après
le manche, les intervalles se resserrent sur la touche, les possibilités se
multiplient. De même, l'utilisation d'une corde à vide offre d'autres
possibilités diverses, et un avantage technique. Improvisations de Kurtz
exploite ce procédé dans plusieurs passages en double corde.
Exemple 1. Improvisations pour contrebasse seule, de E. Kurtz
Le jeu en double corde sur les cordes extrêmes (I et IV) est possible mais sa
maîtrise est difficile. Turetzky note qu'une collaboration entre
compositeur et interprète est préférable pour l'exécution d'un tel mode de jeu.3
Les scordaturas, les micro-tons enrichissent encore le répertoire des
intervalles réalisables.
a- Quelques intervalles spécifiques
Nous avons déjà énuméré la multitude de possibilités qu'offrent les doubles
cordes. Dans la recherche d'effets sonores, certains intervalles sont
privilégiés.
L'unisson permet d'associer deux timbres différents pour une hauteur de note
unique. Au dix-huitième siècle, l'unisson est utilisé dans un souci de puissance
sonore, nécessaire "dans les notes longues et aux finales"4. A une
époque où le niveau instrumental est jugé fort bas, il est d'ailleurs étonnant
de solliciter cet intervalle qui demande une justesse rigoureuse.
Au vingtième siècle, dans les Improvisations pour contrebasse seule, il
semble qu'E. Kurtz utilise l'unisson dans ce même souci de puissance sonore : le
la corde à vide est joué avec un la sur la corde IV, l'effet de
double corde est accentué par un sforzando. Dans le quatrième des Cinq
algorithmes (Boules de neige) de Philippe Boivin, l'unisson est
présent par l'association d'une harmonique et d'une note appuyée. Les deux notes
sont jouées avec un tremollando. Auparavant, à la quatrième mesure,
lorsque deux la se succèdent, le compositeur conseille : "la seconde
corde peut être légèrement haussée pour accentuer la différence de timbre avec
la troisième corde."5 Philippe Boivin exploite les richesses sonores
de deux notes jouées sur deux cordes différentes. Scelsi utilise fréquemment
dans Le réveil profond l'unisson en double corde pour "épaissir" le son6.
Nous sommes en présence de deux voix qui ont chacune leur propre jeu de nuances.
En fait, l'unisson dont nous vantons les possibilités de richesses sonores
est peu présent dans les partitions du répertoire pour contrebasse seule, où
l'écriture polyphonique est pourtant si prisée. L'emploi de l'unisson cité dans
Improvisations et Boules de neige est très ponctuel. L'effet
engendré par l'unisson est subtil, parfois à peine perceptible, si, comme dans
ces deux oeuvres, il est utilisé sur une valeur rythmique courte. Scelsi laisse
le temps de l'apprécier (valeur longue) ; dans ses pièces, l'unisson constitue
un des procédés de la recherche sur le son. Cette utilisation de l'unisson en
double corde révèle une démarche précise et originale de la part du compositeur.
L'intervalle resserré (du micro-intervalle au ton) constitue un intérêt
majeur dans la recherche d'effets sonores. Jouées simultanément, deux notes
rapprochées provoquent un effet de battement (deux fréquences proches entraînent
un phénomène de renflement. Plus les deux notes sont rapprochées, plus le
battement est rapide jusqu'à devenir imperceptible -unisson-). Seul le mode de
jeu en double corde est nécessaire pour la réalisation de l'effet. Il crée une
épaisseur supplémentaire à l'accord de deux notes et transcende la note écrite
sur la partition. Philippe Boivin dans Cinq algorithmes explore le
registre aigu, à l'aide d'harmoniques, Betsy Jolas le registre grave dans
Episode huitième. L'écriture de Le réveil profond de Scelsi est
fondée sur les intervalles resserrés (du micro-ton au demi-ton), pour les effets
d'épaisseur qu'ils confèrent au son. Dans l'oeuvre Essay, Lombardi
utilise également des notes rapprochées en double corde, notamment lorsque le
contrebassiste réalise simultanément une partie vocale, et une partie
instrumentale. Les intervalles sont mis en valeur par la durée des notes.
Exemple 1. Essay, de L Lombardi
Les autres intervalles n'offrent pas de caractéristiques particulières, bien
que associés à une écriture contemporaine, leur effet sonore puisse être encore
exceptionnel.
b- L'arpège
L'arpège est assimilé à un effet de simultanéité, et fréquemment à l'effet
d'"amas sonore". Ce caractère est accentué par l'utilisation fréquente du
registre grave (ou médium) de la contrebasse. Si pendant plusieurs siècles, les
graves de la contrebasse furent dénigrés parce qu'ils "résonnaient confusément"7,
ils constituent aujourd'hui un atout essentiel de l'instrument. Les compositeurs
savent exploiter ce qui était considéré comme une défectuosité de la
contrebasse.
Les cordes les plus graves par leur capacité de vibration (oscillation de la
corde) créent individuellement un son épais, davantage marqué sur les cordes à
vide. Ainsi plusieurs notes simultanées, ou arpégées (effet de simultanéité)
accentuent ce caractère du registre grave. La sonorité de l'accord (ou de
l'agrégat) est dite complexe car de l'assemblage de notes graves résulte un
effet sonore plus qu'un effet "harmonique". Koechlin, au dix-neuvième siècle,
écrit : "les triples et quadruples cordes pourraient être bien utiles dans les
ff, elles donneraient une percussion menaçante non sans caractère. Il en
résulterait une sonorité un peu confuse et telle qu'on ne percevrait pas
tellement les harmonies."8 L'effet d'amas sonore semble reconnu, mais
"inutilisable" comme tel.
L'arpège associé au registre grave et à une nuance fortissimo reflète
l'intention d'une force intense. La dernière mesure de Théraps de Xénakis
confirme nos précédents propos. L'arpège sur les cordes à vides (les notes
sonnent comme écrit) est enchaîné promptement à un autre accord, accentuant
ainsi le phénomène de confusion des notes. Le mode de jeu pesant-heavily
spécifié par le compositeur contribue encore à l'effet du discours.
Exemple 1. Théraps, de Xénakis
1- Jean-Pierre Robert. Modes de jeu de la contrebasse, éd. J-P Robert,
1992.
2- Nous tenons compte ici d'une technique de jeu "classique". D'autres
techniques peuvent élargir le choix des intervalles réalisables.
3- Bertram Turetzky. The contemporary contrabass, Berkeley : University
of California press, 1974, p. 22.
4- Michel Corette. Méthode pour apprendre la contrebasse à 3, 4, ou 5 cordes,
Genève : Minkoff, 1977, p.7. facsim. de l'éd. Paris, 1781.
5- Philippe Boivin. Cinq algorithmes, Paris : Salabert, 1991, notes pour
l'interprétation.
6-cf. chapitre I, p. 37-40.
7- Paul Brun, Histoire des contrebasses à cordes, Paris : La flûte de
Pan, 1982, p. 106.
8- Koechlin. Traité de l'orchestration, Paris : Eschig, 1954-55, vol. 1,
p. 197.