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Dix écrits de Richard Wagner - Halévy et la reine de Chypre (7/9) > Halévy et la reine de Chypre (7/9) Sans doute il se trouve des gens, et même des gens d'esprit et de goût, qui sont
tout fiers de vous dire que Rossini est le plus grand génie musical de notre
temps. Oh ! sans doute, beaucoup de circonstances se réunissent pour prouver que
Rossini est un homme de génie, surtout quand on met en ligne de compte l'immense
influence qu'il a exercée sur son époque. Mais on ferait mieux de garder le
silence, et de ne pas exalter outre mesure la grandeur de cet homme de génie. Il y a le bon et le mauvais génie :
tous les deux proviennent de la source de ce qui est divin et répand la vie,
mais leur mission n'est pas la même...
Revenons maintenant au public des deux scènes lyriques françaises de la
capitale. Je crois pouvoir prétendre à bon droit que c'est le public le plus
éclairé, le plus impartial du monde, n'ayant de préférence que pour les bonnes
choses. Il peut montrer de l'indulgence pour les aberrations où se sont
fourvoyés nos jeunes compositeurs, mais rien ne constate qu'il les ait jamais
encouragées sérieusement ou imposées. L'impuissance et la faiblesse de ces
messieurs n'en seraient que plus inexplicables, et l'avenir de la musique en
France se montrerait à nous sous des couleurs encore plus sombres, s'il était
vrai que les affiches nous fissent connaître les noms des seuls artistes
auxquels le ciel eût confié la mission de soutenir l'honneur de l'école
française. Mais nous avons toute raison de croire que les affiches ne nous font
connaître que la triste élite de compositeurs-aspirants qu'un concours fortuit
de circonstances bizarres a mis en évidence, et que l'élite véritatable, dans la
capitale et en France, lutte obscurément contre la misère et la faim, et se
consume
en vains efforts pour arriver aux portes de ces grands établissements de
commerce artistique. Ces portes s'ouvriront quelque jour aux vrais talents ; et
qu'alors tous ceux qui ont à cœur les intérêts du grand et véritable drame
musical, prennent Halévy pour modèle.
C'est dans la Reine de Chypre que la nouvelle manière d'Halévy s'est manifestée
avec le plus d'éclat et de succès. Dès les premières lignes de ce travail, j'ai
eu occasion d'exposer les conditions auxquelles, selon moi, est soumise la
production d'un bon opéra, en indiquant les obstacles qui s'opposent à ce que
ces conditions soient remplies complètement et en même temps par le poète et par
le compositeur. Quand ces conditions se réalisent, c'est un événement d'une
haute importance pour le monde artistique. Or, dans ce cas-ci, toutes les
circonstances se sont réunies pour amener la création d'une œuvre qui, même aux
yeux de la critique la plus sévère, se distingue par toutes les qualités qui
constituent un bon opéra, tel que nous avons tâché de le définir.
Nous n'avons point à examiner en détail le livret de la Reine de Chypre.
Toutefois, pour être à même d'apprécier et de caractériser plus exactement le
mérite de la partition, il faut préalablement signaler, dans le poème, ce qui
devait lui donner de l'importance aux yeux du compositeur. Avant tout, je crois
devoir faire remarquer que, par un singulier bonheur, le poète a su donner aux éléments
constitutifs de son action une couleur telle que le musicien pouvait la
souhaiter. Si j'ai bien saisi le sens poétique du livret, le drame se fonde sur
un conflit entre les passions humaines et la nature. Tout d'abord nous sommes
frappés du contraste que l'égoïste Venise et son terrible Conseil des Dix
forment avec l'île charmante que l'antiquité avait consacrée à Vénus. De la
triste et sombre cité nous sommes transportés dans les bois enchanteurs de
Chypre. Mais, à peine soulagés de l'anxiété qui nous oppressait, avons-nous
respiré un air doux et voluptueux que dans l'envoyé du Conseil des Dix, dans cet
assassin froidement cruel, nous retrouvons avec effroi le principe destructeur.
Au milieu de ce conflit redoutable surgit la noble nature de l'homme, se fiant
aux deux étoiles qui le guident ici-bas, l'amour et la foi luttant
courageusement contre le génie infernal, et quoique sacrifié, restant vainqueur
; voilà comment nous comprenons cette admirable figure de Lusignan. Quel
magnifique et poétique sujet! de quel enthousiasme il dut enflammer l'âme d'un
compositeur qui a, comme Halévy, une si haute idée de la dignité de son art!
Voyons maintenant par quels moyens il a réussi à nous communiquer cet
enthousiasme.
L'opéra d'Halévy se compose, dans sa forme extérieure, de deux parties
distinctes, déterminées
par le lieu où se passe la scène. Or, la différence caractéristique du lieu de
la scène n'a jamais eu plus d'importance que dans ce drame, où elle donne une
empreinte particulière tant à l'action qu'aux formes sous lesquelles elle se
manifeste. Pour peu que vous prêtiez l'oreille aux accents d'Halévy, vous
comprendrez comment on peut exprimer par les sons cette diversité locale : en
ceci il a même surpassé le poète. ***
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