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Dix écrits de Richard Wagner - Le Freischütz (1/5) >  Le Freischütz (1/5) LE FREISCHUTZ 
  
Au plus profond d'une de ces forêts de la Bohême, vieilles comme le monde, se 
trouve la Gorge-aux-Loups, dont la renommée date de la guerre de trente ans, 
guerre désastreuse qui battit en brèche les derniers restes de la majesté du 
saint empire. La plupart du temps on ne parlait de la vallée mystérieuse que 
d'après des ouï-dire ; quelques chasseurs seulement y avaient pénétré, emportés 
malgré eux, à travers ces solitudes sombres et impénétrables, sur les traces de 
leurs hôtes farouches. Ils racontaient des choses merveilleuses de ce lieu de 
terreur ; le paysan écoutait leurs récits en frémissant, faisait le signe de la 
croix, et suppliait la Vierge et tous les saints de veiller à ce que jamais il 
n'eût le malheur de s'égarer dans ces contrées. Aux approches de la 
Gorge-aux-Loups le chasseur entendait un bruit étrange ; de sourds mugissements 
couraient dans les larges branches des vieux sapins, qui ne pliaient point au 
souffle du vent, mais semblaient animés et secouaient au hasard leurs têtes 
noires. Arrivé aux bords de la vallée, le chasseur se trouvait devant un abîme
dont la profondeur échappait à ses regards. Là surgissaient des rangées de 
rochers qui offraient l'apparence de membres humains, de visages hideusement 
contournés ; puis c'étaient des amas de pierres noires sous la forme dégoûtante 
de crapauds et de lézards gigantesques. A une certaine profondeur, ces pierres 
semblaient vivantes; elles se mouvaient, elles rampaient et roulaient en masses 
épaisses et informes ; ce qu'il y avait plus bas encore, on ne pouvait le 
distinguer. Des vapeurs livides montaient incessamment en répandant au loin une 
odeur pestilentielle ; elles s'ouvraient et se déployaient çà et là en larges 
bandes, et prenaient l'apparence de figures humaines, qui grimaçaient avec leurs 
traits brisés par de hideuses contorsions. 
Au milieu de toutes ces horreurs apparaissait, perché sur un tronc d'arbre 
pourri, un énorme hibou engourdi dans le repos du jour ; en face, était une 
porte sculptée dans le roc ; auprès, veillaient deux monstres dont l'étrange 
structure offrait un mélange du lézard, du serpent et du dragon ; ils 
paraissaient également enchaînés par un sommeil léthargique, et un terrible 
pressentiment avertissait le chasseur que toute cette engeance pouvait bien ne 
commencer à vivre qu'à minuit. Mais ce qu'il entendait lui inspirait plus 
d'effroi encore que ce qu'il voyait. A travers les sapins qui s'inclinaient sur 
la crête de la gorge, roulait une tempête incessante qui, de temps à autre, semblait contenir violemment sa fureur. Les cimes 
poussaient de sinistres hurlements que des bouffées de vent portaient au fond de 
l'abîme, d'où sortaient, l'instant d'après, des cris plaintifs qui passaient si 
près de l'oreille du chasseur, qu'il en ressentait jusqu'au fond du cœur une 
secousse douloureuse. 
Par moment s'élançaient du gouffre des essaims innombrables d'oiseaux de proie 
qui planaient et se déroulaient en nappe immense et sombre, et puis se 
replongeaient dans la nuit. Jamais parmi les hôtes ailés de ces forets, on n'en 
avait aperçu d'une forme aussi bizarrement affreuse. Le croassement du corbeau 
semblait doux comme le chant du rossignol auprès des cris enroués, des 
gémissements sourds et rauques qui sortaient de ces noirs bataillons, et 
frappaient l'âme d'épouvante et d'horreur. 
Le chasseur le plus intrépide, familiarisé dès longtemps avec tous les dangers 
de ces forêts, avec tous les fantômes de la nuit, s'enfuyait comme un faon 
timide, poussé par une anxiété indicible ; et sans chercher à retrouver les 
sentiers qui lui étaient connus, il courait au hasard vers la plus prochaine 
habitation où il put rencontrer des êtres humains, et raconter ce qu'il avait 
vu, ce qu'il avait entendu. 
Heureux le jeune homme qui, après avoir été témoin d'un pareil spectacle, avait, 
pour se distraire et se rassurer, un pieux et fidèle amour dans le cœur! Sa bien-aimée 
n'était-elle pas son génie tutélaire? N'était-elle pas l'ange de grâce et de 
pureté qui le suivait partout, rayonnait en lui, et répandait sur toute sa vie 
intérieure la paix et la sérénité de l'innocence? Depuis qu'il aimait, ce 
n'était plus le chasseur fier et impitoyable, s'enivrant de sang et de carnage. 
La jeune fille lui avait appris à connaître ce qu'il y a de divin dans la 
création, à comprendre ces voix mystérieuses qui lui parlaient dans la solitude 
des bois. Maintenant il se sentait parfois ému de compassion pour le chevreuil 
qui passait gracieux et léger dans les taillis, et ce n'était souvent qu'à 
regret qu'il obéissait aux cruelles obligations de son état ; et il pleurait 
quand il voyait des larmes dans les yeux du noble gibier abattu à ses pieds. 
Pourtant ce rude et cruel métier de la chasse, il devait l'aimer, car par son 
adresse seule, et à titre du plus habile tireur, il pouvait prétendre à la main 
de sa bien-aimée. La fille du forestier n'appartenait qu'à celui qui, le jour 
même des noces, gardait assez de sang-froid pour sortir vainqueur de la lutte ; 
le coup d'épreuve décidait du sort des deux amants. Malheur au jeune homme dont 
la balle déviait seulement de l'épaisseur d'un cheveu! Fiancée et avenir, il 
perdait tout à la fois! ***
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