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Dix écrits de Richard Wagner - Halévy et la reine de Chypre (5/9) > Halévy et la reine de Chypre (5/9) C'est là un phénomène d'une importance affligeante, et je crois devoir en
rechercher les causes et m'expliquer à cet égard avec une entière liberté; cela
est d'autant plus nécessaire que je ne me souviens pas que jusqu'à présent on
ait accordé à cette circonstance l'attention qu'elle mérite. On ne saurait nier
que, depuis l'époque où le talent d'Auber fleurit dans tout son éclat, la
musique française, à laquelle il a imprimé un nouvel essor avec autant de
puissance que de bonheur, ne se soit corrompue et ne soit déchue de jour en
jour. Pour arriver tout de suite au dernier degré de décadence et de
dégénérescence, il suffira de signaler les misérables productions qui composent,
conjointement avec les chefs-d'œuvre du génie français, le répertoire de
l'Opéra-Comique. On a peine à concevoir qu'une telle constitution naturelle, où
même les plus jeunes d'entre nous ont eu l'occasion de saluer le joyeux
avènement d'œuvres de premier ordre, paraisse être condamnée à produire au grand
jour, de mois en mois, de piteuses rapsodies (à part quelques exceptions peu
nombreuses) que le goût le plus énervé ne saurait trouver supportables. Comme ce
qui les caractérise, c'est surtout la
nullité la plus absolue, le manque total de force et d'inspiration, on doit être
d'autant plus surpris que ces compositions soient beaucoup moins l'œuvre de
maîtres qui se survivent, que de jeunes gens sur lesquels repose l'avenir de la
musique en France. Qu'on ne nous parle pas de l'épuisement d'Auber! Sans doute
ce maître illustre est parvenu à l'extrême limite de sa carrière artistique, où
la puissance créatrice doit s'arrêter, où elle ne saurait se renouveler ; où
l'artiste doit restreindre ses efforts à se maintenir au point où il est
parvenu, et à conserver sa gloire intacte. Sans doute c'est la position la plus
périlleuse pour un artiste, vu qu'elle penche vers le déclin ; et si cette
persévérance à se retrancher dans un système de productions arrêté et immuable
doit conduire inévitablement à la monotonie, et restreindre la sphère du
compositeur, nous devons reconnaître d'un autre côté que nul ne sait, comme
Auber, donner la vie et la grâce aux formes inventées par lui, les construire,
les polir et les façonner avec une sûreté et une perfection merveilleuses.
Avant tout et toujours, c'est précisément la considération que ces formes ont
été inventées par lui, qui nous inspire la plus profonde estime pour son beau
talent, et on lui accorde volontiers d'employer exclusivement des formes qui lui
sont familières à juste titre.
Mais si éloignés que nous soyons de signaler
Auber comme le corrupteur du goût musical, on ne saurait nier que le style créé
par lui, ainsi que nous l'avons exposé plus haut, ne paraisse avoir perdu nos
jeunes compositeurs à tout jamais. Il semble qu'ils n'ont rien compris à sa
manière, sinon les procédés mécaniques, et que c'est là tout ce qu'ils ont
trouvé digne d'être imité. Quant à l'esprit, la grâce, la fraîcheur, qui vous
enchantent dans les productions du maître, vous n'en trouvez pas l'ombre chez
ses copistes.
Maintenant que nous savons à quoi nous en tenir sur les contemporains, ou les
successeurs d'Auber, comme vous voudrez les appeler, et que nous avons constaté
l'impuissance et la faiblesse qui les caractérisent, nous pourrions nous
expliquer facilement pourquoi aucun d'eux n'a osé s'engager dans la route si
glorieusement frayée par Halévy dans la Juive, malgré tous les bruyants
applaudissements qui ont salué cette œuvre capitale. Nous l'avons dit, ce qui
forme le trait distinctif du talent d'Halévy, c'est l'intensité de la pensée,
l'énergie concentrée ; or, ces qualités et la richesse exubérante des formes
dans lesquelles elles se manifestent, et qui sont tout à la fois indépendantes
et travaillées avec le plus grand soin, tout cela écrasait cette race de pygmées, auxquels la musique ne semble s'être révélée que sous la formé de la
mesure à trois-huit, de couplets et de quadrilles. Si donc ils ne reconnurent
point que c'était en se jetant hardiment
dans cette nouvelle carrière qu'ils devaient chercher leur salut, nous en
trouverons la raison dans la profonde démoralisation artistique dans laquelle
ils sont tombés dès le premier jour où ils entrèrent dans la carrière des arts ;
car avec un peu de verve, un peu d'essor dans l'âme, ils se seraient élancés sur
les traces de l'auteur de la Juive.
Mais si Halévy n'a pas exercé une puissante action sur les artistes qui
l'entourent, qu'il porte ses regards sur l'Allemagne. Les Allemands, qui
abandonnent facilement et volontiers leurs scènes aux étrangers, s'étaient
complus à apprécier jusque dans les plus minces détails la musique voluptueuse
de Rossini ; puis ils se prirent d'enthousiasme aux ravissantes mélodies de la
Muette de Portici, et ils ne voulurent plus entendre sur la scène que la musique
française, qui avait dès lors détrôné la musique italienne. Toutefois, il ne
vint à l'idée d'aucun compositeur allemand de choisir un modèle parmi les
Français ou les Italiens, d'écrire dans le goût d'Auber ou de Rossini. Dans leur
loyauté exempte de préjugés, ils accueillirent ce qui leur venait du dehors, et
en jouirent avec reconnaissance. Mais l'œuvre de l'étranger n'était appréciée
que comme telle, et leur resta étrangère : elle n'eut point prise sur leur façon
de penser, de sentir et de produire. La musique d'Auber, précisément parce
qu'elle était fortement empreinte de l'esprit de nationalité, a bien pu électriser le public allemand, mais sans éveiller les sympathies
complètes que nous éprouvons pour une production à laquelle nous livrons sans
réserve notre âme et nos facultés. Voilà comment il faut expliquer ce fait assez
bizarre, que pendant longtemps sur les théâtres de l'Allemagne on n'ait à peu
près entendu que de la musique française, sans qu'un seul compositeur ait
manifesté l'intention de se familiariser avec le style et les brillantes
ressources de cette école ; et pourtant les artistes pouvaient espérer, en
suivant cette voie, de répondre aux exigences momentanées du public. ***
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