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Dix écrits de Richard Wagner - Halévy et la reine de Chypre (4/9) >  Halévy et la reine de Chypre (4/9) Ces contours si arrêtés du rythme, cet équilibre, cette carrure de la mélodie, 
du moment qu'ils ne sont point en harmonie avec la situation dramatique, 
finissent par fatiguer; si l'on joint à cela que cette brillante monotonie dans 
le dessin de la mélodie ne répond pas à l'expression générale du sentiment 
tragique, il arrive que ces splendides et luisantes mélodies ont quelquefois 
l'air d'être superposées, comme une cage en cristal, sur les situations 
musicales, qui se trouvent en quelque sorte comme encadrées. Ce procédé est d'un 
grand secours au compositeur toutes les fois qu'il écrit de la musique de 
ballet. La perfection merveilleuse avec laquelle il traite ce genre fera 
comprendre clairement ce que j'entends par la carrure du rythme et de la mélodie 
qu'affectionne Auber. Cette coupe obligée des airs de danse, avec ses périodes 
de huit mesures qui reviennent toujours périodiquement, avec leurs cadences sur 
la dominante ou sur le ton mineur relatif, cette coupe d'air de danse, dis-je, 
est devenue pour Auber comme une seconde nature ; c'est ce qui l'empêche 
décidément de donner à ses conceptions le caractère général, indispensable au 
compositeur qui écrit des airs tragiques, c'est-à-dire qui exprime par des sons 
les sentiments du cœur humain, sentiments toujours les mêmes et pourtant d'une 
si prodigieuse variété. 
Après être entré dans de si longs détails au
sujet d'Auber et de sa manière, il me sera d'autant plus facile de faire 
remarquer en peu de mots la différence qui existe entre ce compositeur et 
l'auteur de la Juive et de la Reine de Chypre. Rompant brusquement avec le 
système d'Auber, Halévy s'est hardiment élancé hors de l'ornière des rythmes et 
des tours conventionnels, pour entrer dans la carrière de la création libre, 
illimitée, ne reconnaissant d'autre loi que celle de la vérité ; et vraiment il 
fallait que le musicien eût une confiance bien résolue en sa propre force et 
dans les ressources de son talent, pour déserter ainsi volontairement le sentier 
tout frayé où il s'était engagé et qui devait le conduire plus vite et plus 
sûrement à la popularité : il lui fallait un grand courage et un espoir 
inébranlable en la puissance de la vérité ; et pour réussir dans cette tentative 
aventureuse, il fallait toute l'énergie concentrée du talent d'Halévy. Cette 
résolution menée à bonne fin avec tant de bonheur, prouve de nouveau 
l'inépuisable variété de la musique, et formera un chapitre important dans 
l'histoire de l'art. Toutefois cette preuve n'eût point été aussi décisive, et 
en général Halévy n'aurait pu accomplir sa tâche avec un tel succès, si 
l'expérience n'eût mûri son talent, et s'il n'eût procédé, dans la composition 
de son ouvrage, avec une perspicacité calme et réfléchie. Si Halévy s'était 
avisé de rejeter toutes les formes constantes comme insipides ou insuffisantes; 
si,
poussé par une partialité passionnée, il s'était obstiné à créer un système 
absolument neuf, et à vouloir l'imposer au public avec une hauteur impérative 
d'inventeur, il est certain qu'avec tout son talent, si grand qu'il puisse être, 
il se fut égaré dans ces inventions, et que son talent lui-même fut devenu 
inexcusable au public et eût perdu sa valeur dramatique. Et d'ailleurs Halévy 
avait-il besoin d'y recourir? N'y avait-il pas devant lui et près de lui des 
choses belles, grandes et vraies, pour que son regard intelligent et sûr pût 
démêler facilement la route qu'il devait suivre? Cette route, il l'a trouvée, et 
aussi il n'a jamais perdu ce sentiment du beau dans les formes, sentiment qui 
est par lui-même un des caractères essentiels du talent. Sans cela, sans ce soin 
de travailler et de fixer les détails, comment, en peignant des sentiments si 
profonds, des passions si fougueuses et si terribles, aurait-il pu éviter 
d'imprimer au cœur et à la tête de l'auditeur des secousses violentes? Or, voici 
ce que c'est : la vérité ne se fait pas moins de tort en se cachant sous des 
dehors séduisants et conventionnels, qu'en s'imposant hautainement et avec un 
sentiment exagéré de sa valeur trop souvent méconnue. 
Pour me résumer au sujet du changement de direction qu'on remarque dans le 
talent d'Halévy, à partir de la Juive, je dirai que ce compositeur a renoncé au 
style stéréotypé de l'opéra français
moderne, sans dédaigner toutefois les qualités qui le caractérisent. Ce n'est 
qu'en procédant ainsi qu'Halévy a évité le danger de s'égarer faute d'un style 
quelconque. Et ce n'est pas un instinct aveugle, c'est la réflexion qui l'a 
conduit là. 
Ce style consiste à tâcher de produire au-dehors, avec le plus de clarté et de 
succès possible, ce qui se passe en nous, sous des formes en harmonie avec 
l'esprit du temps. Or, à mesure que l'artiste se subordonne aux impressions de 
son époque et s'efface devant elle, il est clair que son style doit perdre en 
indépendance et en valeur ; mieux au contraire il saura exprimer son intuition 
intime, individuelle, plus le style s'ennoblira et s'élèvera. Le maître qui a la 
conscience complète de son intuition pourra seul frapper le style de son époque 
d'une empreinte puissante et durable. D'un autre côté, l'artiste qui connaît 
toute l'importance du style pourra seul révéler complètement ses impressions et 
ses idées. 
On voit par là qu'il s'ouvre deux fausses routes où une époque peut s'engager. 
Les compositeurs peuvent s'affranchir de tout style, ou bien il arrive que le 
style, en se généralisant, devient maniéré : là où ces deux aberrations se 
manifestent, on peut admettre comme chose certaine que la décadence de l'art 
musical est imminente. Presque tous les jeunes compositeurs contemporains se 
sont égarés dans une de ces deux voies, et c'est sans doute la mollesse, 
l'indolence avec laquelle la
plupart d'entre eux se laissent aller à la manière, qui est cause qu'ils n'ont 
point subi l'influence de la brillante énergie avec laquelle Halévy vient de 
pousser le style du grand-opéra français dans une route nouvelle. ***
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- Une soirée heureuse
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