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Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (5/10) > Un musicien étranger à Paris (5/10) Plus le temps s'écoulait depuis que nous nous étions perdus de vue, plus mes
efforts pour découvrir mon ami étaient infructueux, et plus je me laissais
entraîner par l'assurance imperturbable dont il avait fait preuve dans notre
dernière entrevue, si bien qu'enfin j'en vins à jeter de temps à autre un regard
inquiet et curieux sur les affiches musicales pour voir si, dans quelque coin de
ces affiches, je n'apercevrais pas par hasard le nom de mon enthousiaste. Chose
étrange, plus l'inutilité de mes recherches me laissait triste et mécontent,
plus aussi je me laissais involontairement aller à l'espoir toujours croissant
que mon ami avait peut-être fini par réussir. J'en étais presque venu à me
figurer qu'en ce moment même où j'errais inquiet à sa poursuite, l'originalité
de son talent avait déjà été reconnue et appréciée par quelque grand personnage
; que déjà peut-être il s'était trouvé chargé de quelques travaux importants,
dont il avait su tirer gloire, honneur, que sais-je encore? Et, après tout,
pourquoi non? me disais-je. Toute âme profondément inspirée ne suit-elle pas les
destinées de quelque astre ? Le sien ne
peut-il pas être une heureuse étoile? La découverte d'un trésor caché ne peut-elle donc pas être amenée par un miracle? Précisément parce qu'il ne
m'arrivait jamais de rencontrer soit une romance, soit une ouverture, soit enfin
quelque composition du genre facile, portant le nom de mon ami, j'aimais à
croire qu'il s'était attaqué tout d'abord et avec succès à la réalisation de ses
plans les plus grandioses, et que, dédaignant les éléments d'une modeste
réputation, il s'était voué corps et âme à la composition de quelque opéra en
cinq actes pour le moins. Il est bien vrai que je m'étonnais parfois de ne
jamais entendre prononcer son nom, dans aucune des réunions artistiques où il
m'arrivait d'assister. Mais comme j'allais peu dans cette sorte de monde, car je
tiens moins du musicien que du banquier, je croyais ne m'en devoir prendre qu'à
ma mauvaise chance qui m'éloignait précisément des cercles où sa gloire brillait
sans doute de l'éclat le plus vif.
On croira sans peine qu'il dut s'écouler un temps assez considérable avant que
le douloureux intérêt que m'avait d'abord inspiré mon ami pût se changer chez
moi en une confiance presque sans bornes dans sa bonne étoile. Pour en venir là,
il me fallut nécessairement passer par toutes les phases les plus diverses de la
crainte, de l'incertitude et de l'espoir. Aussi s'était-il déjà écoulé près
d'un an depuis ma rencontre au
Palais-Royal avec un beau chien et un artiste enthousiaste. Dans cet intervalle,
des spéculations singulièrement heureuses m'avaient amené à un si surprenant
degré de prospérité, qu'à l'exemple de Polycrate, je ne pouvais m'empêcher de
craindre que je ne fusse sous le coup imminent de quelque grand malheur. Il me
semblait même l'éprouver par avance ; ce fut donc dans une disposition d'esprit
assez peu riante qu'un jour j'entrepris ma promenade accoutumée aux
Champs-Elysées. On était alors en automne; les feuilles jaunies jonchaient la
terre, et le ciel semblait couvrir d'un vaste manteau gris la magnifique
promenade. Cependant Polichinelle ne laissait pas de se livrer comme de coutume
aux accès toujours renaissants de sa vieille et frappante colère. S'abandonnant
à son aveugle fureur, l'audacieux bravait comme toujours la justice des hommes,
jusqu'à ce qu'enfin le courroux du mortel téméraire fût forcé de céder aux
.épouvantables coups de griffés du principe infernal si merveilleusement
représenté par le chat enchaîné. Soudain j'entendis auprès de moi, à peu de
distance du modeste théâtre des terribles exploits de Polichinelle, quelqu'un
débiter d'une voix étrangement accentuée le monologue suivant :
— Admirable en vérité! admirable! mais comment diable ai-je été chercher si
loin ce que j'avais là sous la main? Eh quoi ! Est-ce donc un théâtre si
méprisable que celui-ci où les vérités
les plus saisissantes en poésie et en politique viennent se dérouler devant le
public le plus impressionnable et le moins prétentieux du monde? Ce héros si
téméraire, n'est-ce pas Don Juan? Ce chat blanc, d'une beauté si
mystérieusement effrayante, ne me représente-t-il pas trait pour trait le
gouverneur à cheval ? Quelle ne sera pas l'importance artistique de ce drame
quand j'y aurai adapté une musique! Quels organes sonores chez ces acteurs ! Et
le chat ! Ah! le chat! Quels trésors secrets restent maintenant cachés dans son
admirable gosier ! Jusqu'à présent il n'a pas fait entendre sa voix ; maintenant
il est encore tout démon. Mais quel indicible effet ne produira-t-il pas
lorsqu'il chantera les roulades que je saurai si bien calculer pour sa voix!
Quel incomparable portamento dans cette céleste gamme chromatique que je lui
destine ! Qu'il sera terrible, son sourire, quand il dira ce passage qui doit
avoir un si prodigieux succès ! Oh ! Polichinelle, tu es perdu ! Quel plan
admirable ! Et puis quel excellent prétexte pour l'emploi constant du tam-tam
que les éternels coups de bâton de Polichinelle ne viennent-ils pas me fournir !
Eh bien ! pourquoi tarder à m'assurer la protection du directeur ? Je puis me
présenter tout de suite; ici, du moins, il ne sera pas question de faire
antichambre ; un seul pas, et me voilà au milieu du sanctuaire, devant celui
dont l'œil divinement clairvoyant n'hésitera
pas à reconnaître en moi l'illumination du génie! ou bien faudrait-il encore
craindre la concurrence? Le chat, par hasard?... Entrons vite avant qu'il soit
trop tard !
En disant ces derniers mots l'homme au soliloque voulut se précipiter dans la
baraque de Polichinelle : je n'avais pas eu de peine à reconnaître mon ami, et
j'étais bien résolu à lui éviter une fâcheuse démarche. Je le saisis par
l'habit, et mes embrassements le forcèrent à se retourner de mon côté.
— Qui diable est là? s'écria-t-il vivement. Il ne tarda pas à me reconnaître;
il commença par se débarrasser froidement de moi, puis il ajouta: J'aurais du
penser que toi seul pouvais me détourner de cette tentative, la dernière planche
de salut qui me reste. Laisse-moi; il pourrait être trop tard !...
Je le retins de nouveau ; je parvins même à l'entraîner un peu plus loin,
vis-à-vis du théâtre, mais il me fut tout à fait impossible de l'éloigner
entièrement de cet endroit. ***
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