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Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (4/10) > Un musicien étranger à Paris (4/10) Ici encore le chien de mon ami poussa un cri douloureux ; cette fois, c'était
moi qui, dans une contraction pour retenir une violente envie de rire, avais
marché sur la patte du noble animal.
— Eh quoi ! m'écriai-je, est-il bien possible que, sérieusement, tu entretiennes
de si folles pensées ? Mais où diable as-tu vu ?...
— Mon Dieu, répliqua mon enthousiaste, serait-ce donc la première fois qu'une
semblable circonstance se serait présentée ? Faut-il te citer ici tous les
journaux dans lesquels j'ai lu si souvent comment tel ou tel directeur de
théâtre avait été si profondément ému par l'audition d'une romance, comment tel
ou tel poète s'était trouvé si soudainement impressionné par le talent
jusqu'alors ignoré d'un compositeur, que, d'un commun accord, poète et directeur
se sont à l'instant engagés, l'un à fournir un libretto, l'autre à assurer la
représentation de l'ouvrage?
— Ah ! est-ce donc là que nous en sommes ? lui répondis-je en soupirant ; c'est
par des articles de journaux que tu as laissé égarer ton candide
et honnête esprit. Puisses-tu arriver un jour à te persuader qu'on ne doit
ajouter foi qu'au tiers tout au plus de toutes ces réclames, et se bien garder
encore d'y croire par trop pieusement. Nos directeurs de théâtres ont, par ma
foi, bien autre chose à faire que d'écouter des romances, et à devenir fous
d'enthousiasme ! (Le lecteur voudra bien ne pas oublier, etc.) Et puis,
admettons que ce soit là un moyen excellent pour se créer une réputation, tes
romances, par qui les
feras-tu chanter ?
— Eh ! par qui, si ce n'est par ces célèbres virtuoses de l'un et de l'autre
sexe qui se font si souvent un devoir de recommander au public, avec le plus
aimable empressement et le talent le plus complaisant, les productions de
talents inconnus ou opprimés ? Suis-je encore ici la dupe de quelque article de
journal ?
— Ami, lui répondis-je, à Dieu ne plaise que je prétende nier la noblesse de
cœur dont s'honorent à juste titre nos principaux chanteurs ou nos chanteuses.
(Le lecteur voudra bien ne pas oublier, etc.) Mais, pour arriver à l'honneur
d'une. telle protection, n'y a-t-il pas encore bien des exigences à satisfaire?
Tu ne saurais imaginer quelle concurrence, ici encore, tu auras à redouter ; et
tu te ferais difficilement une idée des nombreuses et influentes protections que
tu devras te ménager auprès de ces cœurs si nobles, pour leur persuader que,
réellement, tu possèdes
un talent inconnu. Mon bon, mon excellent ami, as-tu encore quelque autre
projet?
Ici, mon enthousiaste fut réellement hors de lui. Il s'éloigna de moi vivement
et avec colère, quoique non sans ménagement pour son chien qui, cette fois, ne
cria pas. — Et maintenant, s'écria-t-il, quand mes autres plans seraient aussi
innombrables que les grains de sable de la mer, je ne voudrais plus t'en confier
un seul! Railleur impitoyable, sache pourtant que tu ne triompheras pas! Mais,
dis-moi, je ne veux plus t'adresser que cette seule question, apprends-moi donc
de quelle manière ont débuté tous ces grands artistes à qui il a bien fallu
pourtant commencer par se faire connaître, et qui ont fini par arriver à la
gloire !
— Va le demander à l'un d'eux, lui répondis-je froidement ; peut-être
apprendras-tu ce que tu désires savoir. Quant à moi, je l'ignore.
— Ici ! ici
! cria-t-il vivement à son chien. Tu n'es plus mon ami, me cria-t-il avec
emportement. Malgré ta froide raillerie, tu ne me verras pas faiblir! Dans un
an, rappelle-toi bien mes paroles; dans un an, tu pourras apprendre le lieu de
ma demeure par la bouche du premier gamin venu, ou j'aurai soin de t'informer du
lieu où il faudra que tu viennes pour me voir mourir!
Puis, il siffla son chien d'une manière aigre et perçante, et disparut avec la
rapidité de l'éclair,
aussi bien que son superbe compagnon. Il me fut impossible de les rejoindre.
Dès les premiers jours qui suivirent notre séparation, quand je vis échouer
successivement toutes mes tentatives pour découvrir la demeure de mon ami, je
pus me convaincre profondément combien j'avais eu tort de n'avoir pas su
combattre les nobles susceptibilités d'un esprit si hautement enthousiaste avec
de meilleures armes qu'avec les objections si froides, si désespérantes, et à
tout prendre peu sincères que j'avais constamment opposées aux projets qu'il me
confiait avec une candeur toute naïve. Dans la louable intention de l'effrayer
autant que possible afin de le détourner de ses projets, parce que je savais à
n'en pas douter qu'il n'était nullement homme à suivre avec succès la route
qu'il prétendait se tracer, dans cette louable intention, dis-je, j'avais perdu
de vue que je n'avais pas affaire à un de ces esprits légers et flexibles qu'il
est facile de convaincre, mais bien à un homme qu'une foi ardente dans la divine
et incontestable vérité de son art avait amené à un tel degré de fanatisme que,
de doux et pacifique qu'il était naturellement, son caractère était devenu d'une
roideur et d'une opiniâtreté à toute épreuve. Assurément, pensais-je en
moi-même, il erre maintenant dans les rues de Paris avec la ferme confiance
qu'il doit arriver à ce point de n'avoir plus qu'à choisir, entre tous ses
projets, celui qu'il mettra
d'abord à exécution, de manière à voir briller son nom sur ces affiches vers
lesquelles se concentrent tous ses efforts. Assurément, il donne maintenant un
sou à quelque vieux mendiant bien misérable, avec l'intention bien arrêtée de
lui offrir un napoléon d'ici à quelques mois. ***
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- De la musique allemande
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- Du métier de virtuose
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- Une soirée heureuse
- Halévy et « la Reine de Chypre »
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