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Dix écrits de Richard Wagner - Un musicien étranger à Paris (6/10) > Un musicien étranger à Paris (6/10) Pourtant, je pris le temps de l'observer avec plus d'attention. Dans quel état
le retrouvais-je, bon Dieu ! Je ne parle pas de son habillement, mais de ses
traits. Celui-là était misérable, mais ceux-ci offraient un aspect effrayant. La
bonne et franche humeur en avait disparu. Il portait autour de lui des regards
fixes et inanimés ; ses joues pâles et flasques ne parlaient pas seulement
de douleur morale ; les taches colorées qui les marbraient témoignaient encore
des souffrances de la faim ! Comme je le considérais avec le plus profond
sentiment d'affliction, il parut touché jusqu'à un certain point, car il ne
chercha que faiblement à se dégager de mes bras.
— Comment cela va-t-il, mon cher R...? lui dis-je d'un ton d'hésitation. Puis
j'ajoutai avec un sourire triste : Où donc est ton beau chien?
Son regard s'assombrit : — Volé ! répondit-il laconiquement.
— Pas vendu ? dis-je à mon tour.
— Misérable! répondit-il d'une voix creuse, tu es donc aussi comme l'Anglais,
toi?
Je ne compris pas ce qu'il voulait dire par ces mots. — Viens, repris-je d'une
voix émue, viens, conduis-moi chez toi ; j'ai besoin de causer avec toi.
— Tu n'auras bientôt plus besoin de me demander ma demeure, répondit-il; je suis
enfin maintenant sur la véritable voie qui mène à la réputation, à la fortune.
Va-t'-en, car tu n'en crois rien; que sert de prêcher un sourd ? Pour
croire, vous autres, vous avez besoin de voir. C'est bien, tu verras bientôt !
Lâche-moi maintenant, si tu ne veux pas que je te regarde comme mon ennemi juré.
Je n'en serrai que plus fortement ses mains. — Où demeures-tu ? lui dis-je
encore. Viens, conduis-moi chez toi. Nous parlerons de cœur et d'amitié, et, s'il le faut, tu
m'entretiendras même de tes projets.
— Tu les connaîtras par l'exécution, fit-il. Des quadrilles, des galops, voilà
qui est de ma force, n'est-ce pas? Tu verras, tu entendras. Vois-tu ce chat? Il
me vaudra de solides droits d'auteur. Figure-toi un peu l'effet, quand, de ce
museau si fin, du milieu de ces dents rangées en perles sortiront les mélodies
chromatiques les plus inspirées, accompagnées des gémissements et des sanglots
les plus délicats du monde ! Mais l'imagines-tu, mon cher? — Bah! vous n'avez
pas d'imagination, vous autres ! — Laissez-moi ! laissez-moi ! vous n'aurez pas
de fantaisie!
Je le retins avec de nouveaux efforts, renouvelant ma plus instante prière pour
qu'il me conduisît chez lui, sans qu'il voulût y avoir plus d'égards. Son regard
se tournait toujours vers le chat avec une sorte de surexcitation fébrile. —
Mais tout dépend de lui, s'écriait-il; fortune, considération, gloire, tout cela
est entre ses pattes veloutées. Que le ciel dirige son cœur et m'accorde la
faveur de ses bonnes grâces. Son regard est bienveillant; oui, oui, c'est de la
nature chatière. Il est bienveillant, poli, poli par-delà toute mesure ; — mais
c'est toujours un chat. — Attends, je puis te réduire; j'ai un chien magnifique
qui te tiendra en respect. Victoire ! j'ai gagné. Où est mon chien ?
Il avait poussé ces derniers mots avec un cri
rauque et dans un mouvement d'exaltation insensée. Il regarda vivement autour de
lui, et parut chercher son chien; son œil allumé se porta sur la large chaussée.
A ce moment passait sur un magnifique cheval un homme élégant qu'à sa
physionomie et à la coupe de ses habits on reconnaissait pour un Anglais. A ses
côtés courait en aboyant fièrement un grand et beau chien de Terre-Neuve. — Ah !
mon pressentiment ! s'écria à cette vue mon pauvre ami transporté de rage et de
fureur. Le maudit ! mon chien ! mon chien !
Toute ma force fut brisée par le pouvoir surhumain avec lequel le malheureux,
prompt comme l'éclair, s'arracha de mes mains. Il vola comme une flèche à la
suite de l'Anglais, qui, par hasard, mit au même instant son cheval au grand
galop, que suivait le chien avec les bonds les plus joyeux du monde. Je courus
aussi, mais en vain. Quels efforts pourraient égaler l'exaltation d'un fou
furieux ? Je vis cavalier, chien et ami disparaître dans une des rues latérales
qui conduisent dans le faubourg du Roule. Arrivé à cette rue, je ne les vis
plus. Il suffit de dire que tous mes efforts pour retrouver leurs traces
demeurèrent sans résultat. ***
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