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Dix écrits de Richard Wagner - Avant-propos (3/4) > Avant-propos (3/4) On peut, pour faciliter un bref examen, diviser les articles qui nous
occupent en nouvelles littéraires et en critiques musicales.
Les deux nouvelles intitulées Une Visite à Beethoven et Un Musicien étranger à
Paris présentent un multiple intérêt. Ce ne sont pas seulement des relations
circonstanciées d'événements capables de fixer l'attention, d'exciter la
curiosité, ce sont aussi des pièces de caractère et des peintures de mœurs
vives et vigoureuses où une délicate raillerie, qui n'offense jamais, divertit
toujours. Ces ouvrages constituent des documents autobiographiques qui
exerceront indubitablement une immense séduction sur tous les wagnéristes et qui
devront être consultés par les futurs psychologues, révélateurs de l'âme du
maître de Bayreuth, car il y fait avec une touche énergique, colorée et poétique
le récit des expériences qu'il tenta pour se produire et des longues souffrances
qu'il éprouva dans ce resplendissant Paris, béante gueule toujours prête à
dévorer l'artiste pauvre. Ces productions renferment en outre des aperçus très
fins, des vues profondes sur la métaphysique de la musique. Elles contiennent un
grand nombre d'idées géniales qui, en 1i841, ont pu paraître confuses, paradoxales
et fausses, mais qui, aujourd'hui, sont comme les bases de l'art musical.
Finalement, on rencontre dans ces écrits la profession de foi de Wagner; on y
voit les transports d'admiration excités en lui par les saintes et sublimes
œuvres des héros-musiciens. Et il est telles pages de ces deux petits
chefs-d'œuvre, qui sont peut-être le plus superbe monument élevé à la gloire de
Beethoven.
Ces nouvelles sont propres à impressionner, à empoigner, parce qu'elles sont
enveloppées d'une grande tristesse, et qu'elles crient le cruel chagrin d'un
cœur malade et ulcéré. Néanmoins, une riche imagination, une extraordinaire
grandeur d'âme s'y manifestent puissamment. C'est donc, tout ensemble, de
l'amertume, de la raillerie et de l'enthousiasme. Par là le Poète-Musicien se révèle écrivain ingénieux, spirituel,
mordant et original.
Il sied de voir enfin Wagner jouer le rôle d'observateur.
Les jugements formulés par le Maître dans maint article de la Gazette musicale
rendent témoignage qu'il eut l'esprit de critique. Il posséda toutes les
qualités indispensables à un censeur. Il sait, en effet, parfaitement discerner
les défauts et les beautés renfermés dans les ouvrages qu'il étudie. Il excelle
à distinguer l'essentiel de l'inessentiel, à débrouiller son sujet, ou pour
apercevoir ce qu'il contient de défectueux, d'imparfait, ou pour parvenir à la
partie cardinale qu'il traite ex-professo. Il est l'homme érudit, à l'esprit
vigoureux et au cœur généreux, qui juge en grand, avec noblesse, faisant, quand
bon lui semble, connaître lumineusement sa pensée ; l'homme enthousiaste qui
croit à la sainteté de la musique ; l'homme juste qui demeure toujours ferme
dans sa voie. Aussi bien sa critique est-elle, en dernière analyse, judicieuse,
éclairée, savante et profonde. Il est vraiment, pour parler comme Balzac, « un
censeur et un magistrat des idées ».
On peut faire dater de l'apparition de ces écrits, apparition qui coïncide
d'ailleurs — nous l'avons vu — avec la naissance du Hollandais volant, la
formation de l'art wagnérien. A partir de cette époque, Wagner est nettement
réformateur ; il s'engage dans un chemin dont il ne doit plus s'écarter.
Des causes intérieures et des causes extérieures amenèrent cet événement. Je
n'ai pas à les énumérer ici. Cependant je dois en citer quelques-unes qui
montrent particulièrement l'influence exercée sur la pensée du Poète-Musicien
par son séjour à Paris.
En arrivant dans le « centre de la vie moderne » (1), Wagner fut enthousiasmé
par les prestiges de l'Académie
royale de musique. « Les représentations du Grand Opéra, lit-on dans la Lettre à
Frédéric Villot, la perfection de l'exécution musicale et de la mise en scène,
ne pouvaient manquer de produire sur moi une impression d'éblouissement et de
m'enflammer » (2). Mais ses opinions se modifièrent bientôt par suite de
sérieuses et mûres réflexions. Il étudia les opéras importés en France par
l'Italie, et s'aperçut qu'ils ne se soutenaient que par artifice. Les virtuoses italiens, bouffis d'un fol et insupportable orgueil, insouciants des
oeuvres qu'ils interprétaient et qu'ils clinquantaient à l'envi, contribuèrent
puissamment à le dégoûter de ces produits exotiques. Les compositions françaises ne le satisfirent pas davantage. Il vit que les «
lions de la musique »
(3), comme Auber et Halévy, oubliaient souvent de marcher résolument à leur but
idéal, pour flatter le goût du public, détenteur de la renommée. Il remarqua
notamment que le « conventionalisme antiartistique » (4) régnait despotiquement
sur notre première scène lyrique où l'on jouait des ouvrages d'art pour la
plupart « mesquins et artificiels » (5). « Le Grand Opéra, nota-t-il plus tard,
me laissa tout à fait mécontent par l'absence de tout esprit supérieur dans ses
interprétations : je trouvai tout commun et médiocre. La mise en scène et les
décors, je le dis franchement, sont ce que je préfère dans toute l'Académie
royale de musique» (6).
(1) L'Œuvre et la Mission de ma Vie, p. 39.
(2) Quatre Poèmes d'Opéras (traduction Charles Nuitter) et précédés d'une Lettre
sur la Musique par RICHARD WAGNER (traduction Challemel-Lacour) ; nouvelle
édition Paris, Durand et Calraann-Lévy, -1893. — p. xx.
(3) Souvenirs, p. 36.
(4) L'Œuvre et la Mission de ma Vie, p. 41.
(5) Id., id.
(6) Souvenirs, pp. 37-38. ***
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