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Dix écrits de Richard Wagner - Du métier de virtuose (3/4) > Du métier de virtuose (3/4) Dans quelle situation singulière, en effet, n'est pas tombé aujourd'hui l'art
musical : le but véritable a été sacrifié à l'accessoire, ou plutôt c'est
l'accessoire qui est devenu le principal but. Ce serait déjà une triste
nécessité que l'obligation imposée aux compositeurs d'arranger leurs ouvrages
dans l'intérêt de telle ou telle qualité spéciale de l'exécutant, mais on est
allé bien plus loin. Le musicien qui veut, aujourd'hui, conquérir la sympathie
des masses, est forcé de prendre pour point de départ cet amour-propre
intraitable des virtuoses, et de concilier avec une pareille servitude les
miracles qu'on attend de son génie. A la vérité, il faut rendre cette justice à
l'époque actuelle, qu'elle a produit des artistes qui ont su, en dépit de cette
obsession préjudiciable, donner à leur talent un développement idéal et grandiose. Le résultat de
leurs efforts a même été de purifier et d'ennoblir la fonction du virtuose.
Plusieurs de ceux-ci, en petit nombre il est vrai, et grâce à leur organisation
d'élite ont touché aux sommités de l'art, principalement dans le genre
instrumental ; mais encore ont-ils dû, pour asseoir et soutenir leur réputation,
se résigner à capituler avec leur conscience et à sacrifier maintes fois à la
mode la pureté de leur goût.
C'est surtout dans l'exercice de la profession du chant que l'abus que nous
signalons a pris un empire pernicieux. Depuis longtemps on est convenu de
considérer les chanteurs italiens comme le modèle absolu du genre ; c'est donc
sur eux que porteront principalement nos remarques critiques. Les Italiens sont
habitués à s'exercer exclusivement dans la musique dramatique, et, selon nous,
il serait bien préférable qu'ils donnassent carrière à leurs talents à la
manière des virtuoses instrumentistes et sur l'estrade tapissée de nos salles de
concerts ; car tout ce qui constitue le matériel d'un opéra, c'est-à-dire les
chœurs, l'orchestre, les décors, l'action, tout cela est pour ainsi dire non
avenu avec les artistes italiens. Bref, ils sont parvenus à réduire les
représentations dramatiques à de simples exhibitions musicales, et à asservir
les compositeurs à leurs caprices les plus étranges, et ceux d'entre
ces derniers qui jouissent aujourd'hui de quelque renommée, la doivent
par-dessus tout à l'excès de leur complaisance et à leur servilité pour leurs
ténors ou leurs prime donne.
Il y a sans doute dans la manière italienne une séduction particulière, en celui
qui a entendu les premiers sujets du Théâtre-Italien de Paris se rend aisément
compte de cette prédominance usurpée par l'exécution sur la composition
elle-même ; mais le plus grand malheur dans un pareil état de choses, c'est que
ces artistes merveilleux sont les seuls au monde, et ne sauraient être remplacés
d'aucune manière. Mais cela n'empêche pas que la fascination exercée par le
succès de leur méthode fait de jour en jour plus de progrès, de telle sorte que
le dommage qui en résulte ne laisse vraiment point de compensation à espérer,
quelle que soit l'étendue de leur triomphe. Et la gravité de ce dommage est dans
l'application du chant italien au genre de l'opéra, car nul ne songerait à
contester la valeur de leur talent de virtuoses, s'ils n'exerçaient celui-ci que
sur une scène appropriée et dans de justes limites. Mais ils ont annulé au
théâtre tout intérêt dramatique, et ils ont persuadé à la majorité du public
cette funeste illusion, que leur système satisfait suffisamment aux exigences de
la musique dramatique. En effet, les chefs d'emploi de l'école italienne ne se
dissimulent pas l'importance de l'action théâtrale, et leur talent incontestable
leur a révélé bien des
fois le secret de l'émotion dramatique, dans la déclamation de certains morceaux
passionnés de leurs rôles, malgré leurs efforts pour réduire ceux-ci aux
proportions d'un programme de concert. Il arrive souvent que telle scène ou tel
duo de leurs opéras soit connu du public avant la représentation scénique. On y
a remarqué des traits admirables de vocalisation et d'effet musical, mais rien
de ce qui touche à la passion et au mouvement du drame. Et quelle surprise
n'éprouve-t-on pas en entendant ces jolis caprices exécutés par un premier
sujet, qui leur fait subir une complète métamorphose, et féconde pour ainsi
dire le néant ? Tel est le secret de la perdition de la musique italienne. Car
non seulement les compositeurs se croient dispensés d'inventer des thèmes
caractéristiques ; mais c'est, je le répète, une obligation absolue pour eux que
de s'effacer constamment, pour laisser tout le mérite de la création à ces
virtuoses de premier ordre. Ainsi l'emploi du chanteur n'est plus de rendre et
de traduire les conceptions originales du compositeur, mais de donner
carrière à sa propre imagination au gré de sa fantaisie.
Ce qu'il y a d'abusif et de pernicieux dans cet échange de rôles saute bien vite
aux yeux, et l'on en déplore surtout les tristes résultats, quand ces mêmes
virtuoses entreprennent d'exécuter une œuvre consciencieuse et réellement
indépendante. Ainsi, qu'on se rappelle l'exécution de Don Giovanni, et l'on sera convaincu de la réalité des griefs que nous venons d'exposer.
Comparez les résultats obtenus par ces grands chanteurs luttant contre cet
immortel chef-d'œuvre avec l'effet qu'ils produisent dans leur répertoire
habituel. Quel prodigieux assemblage de bévues! Comment donc se fait-il que ces
artistes si entraînants dans les opéras de Rossini, de Bellini, et même de
Donizetti, au point même de nous y faire supposer des traits de génie et des
intentions dramatiques là où jamais il n'en a existé, comment ces artistes si
habiles, dis-je, sont-ils parvenus à rendre le merveilleux opéra de Mozart
ennuyeux? Comment leur inspiration, d'ordinaire si chaleureuse, a-t-elle été,
en cette occasion, frappée de tant d'impuissance, que leur triste allure à
travers ces prodiges d'harmonie les fait ressembler à des oiseaux privés d'air,
ou à des poissons ravis à leur liquide élément ? C'est qu'en effet ni l'air ni
l'eau n'abondent dans Don Juan, tout plein d'un bout à l'autre de ce feu sacré
allumé au joyau magique de notre légende. ***
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