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Dix écrits de Richard Wagner - Du métier de virtuose (4/4) > Du métier de virtuose (4/4) Ou bien est-ce qu'en effet Don Juan ne serait qu'une production pâle et
médiocre, et ses mélodies seraient-elles donc trop simples pour inspirer la
verve des exécutants? Oh ! non, certes ! et ces fameux virtuoses, pris
isolément, sont les premiers à réfuter, par leur exemple, une accusation aussi
injuste. Ainsi l'admirable Lablache ne sait-il pas donner à son rôle d'un
bout à l'autre, et sans la moindre altération égoïste, un caractère vraiment
idéal ? Ses collègues, à la vérité, sont loin de se montrer comme lui à la
hauteur de leur tâche, car, habitués comme ils sont à voir leur moindre
fioriture saluée par les bravos d'un public frénétique, c'est pour eux un triste
contraste que l'accueil plein de froideur, qui répond aux efforts si louables de Lablache.
Nous touchons au point critique qui met en relief tous les effets déplorables de
ce système qui donne le pas aux virtuoses d'opéra sur le compositeur. Mais si
cet abus a pris tant d'extension et cause tant de scandale dans une troupe
d'artistes aussi distingués, qu'on juge de ce qu'il doit produire parmi ces
virtuoses vulgaires et de bas étage qui pullulent en tous lieux ! Cependant avec
des chanteurs comme ceux du Théâtre-Italien, peut-être pourrait-on, par une
exception unique, et en raison de la rare perfection de leur talent, pardonner à
ce vice d'exécution qui n'en est un que relativement aux textes d'une beauté
suprême, et même en adopter le résultat comme un genre d'une nouvelle espèce.
Car ce serait une erreur grave que de dénier aussi à l'art du chanteur son
indépendance propre et la faculté de créer dans de certaines limites. Il est
certain que sous le rapport du mécanisme organique, la portée et les résultats
de la voix humaine peuvent être calculés et définis d'une manière précise, mais
en la considérant comme un élément spirituel, et dans le ressort des émotions de
l'âme, il est difficile d'établir des règles et des démarcations rigoureuses. Il
est donc indispensable de laisser à l'exécutant, surtout en matière de musique
vocale, une certaine indépendance personnelle ; et le compositeur qui se
refuserait à une concession semblable tomberait dans l'abus, à son tour, en
comprimant le noble essor de l'artiste et le réduisant au rôle servile d'un
éplucheur de notes. Ce dernier défaut, soit dit en passant, est fort commun chez
les compositeurs allemands. Ils méconnaissent trop cette part d'indépendance
qu'il est juste de réserver aux chanteurs. Ils les tourmentent par leurs
restrictions et leur rigidité de telle sorte que, très rarement, l'exécution de
leurs œuvres répond aux pressentiments de leur imagination.
Sans contredit le musicien qui, en composant son œuvre, sait quelle doit être
exécutée par un chanteur en renom, a bien le droit d'écrire tel ou tel morceau
de manière à faire briller les qualités prédominantes du virtuose, puisque nous
voyons une réunion de gens de talent, même en sacrifiant absolument les
intentions de la composition, produire un effet qui ne manque ni de pittoresque
ni de séduction. Mais, nous le répétons, un pareil système ne peut réussir que
dans de rares exceptions, et alors même, les véritables amis de l'art
regretteront toujours que l'attrait de l'exécution ne soit pas dû à une plus
noble cause.
Le dommage principal résultant de l'empiéter ment du métier de virtuose sur la
composition est surtout, comme nous l'avons déjà dit, déplorable en ce qu'il a
envahi tous les genres de musique sans exception. Et rien n'est plus affligeant
que de le voir régner même dans l'école de l'opéra français, qui se distinguait
tellement par son caractère tranché d'indépendance. Les musiciens français ne
subissent pas moins l'obligation d'accoupler à des scènes vraiment dramatiques
des parties superflues uniquement destinées à faire briller le chanteur au
détriment de la vérité théâtrale. Toutefois, il faut leur rendre cette justice
qu'ils témoignent presque toujours d'un goût profond et d'un tact merveilleux,
en ménageant autant que possible les conventions scéniques, et en intercalant,
pour ainsi dire, en dehors du drame, comme de purs accessoires, ces concessions
faites à la mode dominante. C'est une sorte de capitulation polie avec les
exigences dépravées du public de nos jours, et à ce titre, elle n'offrirait sans
doute qu'un faible inconvénient, s'il n'était à craindre que la préférence
marquée des auditeurs pour ce genre de futilités n'exagérât de plus en plus la
vanité des virtuoses, et n'entraînât, par la suite, les compositeurs, de
concession en concession, à trahir irréparablement les plus sacrés intérêts de
l'art. Puissent-ils avoir sans cesse présent à leur souvenir l'exemple de Gluck,
leur illustre prédécesseur, et se modeler sur la courageuse
persévérance avec laquelle il prouva aux Piccinistes qu'il savait lutter et
triompher de ses adversaires sans composer lâchement avec leurs prétentions. ***
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